Un fonctionnaire à Mogador

Je vais voir mon école, au fond d'une ruelle, magnifiquement baptisé “Augustin Bernard”... Le Directeur, très classique, a une petite moustache brune, des lorgnons...

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Maurice Contant

Posté sur 06.04.21

Le 1er juin 1927 – en ma bonne ville de Reims – une dépêche venue de Rabat m’informe que je suis nommé à MOGADOR (Maroc) et que c’est à prendre ou à laisser!
 
Déception! J’avais demandé Casablanca. Je bondis sur mon atlas “Vidal-Lablache” qui me confirme que Mogador se trouve à 360 km au sud de Casablanca, c’est à dire, à une sacrée distance ! J’écris au secrétaire syndical au Maroc et, deux semaines plus tard, cet aimable garçon me documente: “Mogador ??… Ville charmante, climat très doux, population des plus sympathiques…Vie pas chère…Un peu perdue, peut-être, entre la mer et les dunes… Pas mal de vent” … Ça y est ! Je m’enflamme !
 
Le 12 septembre, le vapeur “Volubilis”, vieux rafiot cédé par le kaiser au titre des réparations de guerre et retapé par la Transat – et qui penche obstinément à tribord – même à quai ! – me conduit en quatre jours et demi, de Bordeaux à Casablanca. Durant ce liquéfiant voyage, j’ai usé dix bouteilles de Vichy, tué quelques punaises, maudit le Ministre Edouard Herriot (qui a signé mon détachement) et j’arrive au port, ventre vide, jambes fluides, et âme en nébuleuse !
 
Casablanca est comme une petite fille habillée de vêtements trop grands: il faudra qu’elle s’y ajuste. De belles, droites et larges avenues, mais pas assez de maisons ! Trop de vides… Des fiacres déhanchés: des bourriquots maigres, des âniers en loques ! Soleil et poussière…
 
Par ordre, je me présente à Monsieur l’Inspecteur, qui me fait signer quelque chose et me remet les feuillets d’un dossier à constituer (déjà!!!)  J’achète – à crédit – un lit, un matelas, une commode. Un car Panhard d’excellente qualité me conduit – en sept heures – à Mogador. Comme c’est sec, le Maroc. Des plaines roussies de soleil, du sable, et des cailloux. Des villages de boue séchée, entourés de cactus… Des gosses à peu près nus, mais rigolards. Des biques, plutôt plates… Des fantômes d’arbres…
 
Tout est donc maigre, dans ce pays ? Et dans ce car, on étouffe: ça sent le lait aigre et la sueur. Une chose m’amuse: le chauffeur fait grimper des voyageurs à capuchon qui “achètent” pour vingt sous, trente sous de car! Ils font cinq, dix kilomètres, on les dépose sur la route… et ils reviendront à pied, absolument ravis. A cinquante kilomètres de l’arrivée, soudain, ça va mieux. Quelqu’un a eu l’idée de planter de vrais arbres. De beaux arbres!… Des figuiers, des oliviers, sur des collines dorées de chaumes et de vignes. Et je découvre les arganiers, avec des chèvres dans les branches!!!
 
On arrive à Mogador, par Diabet, vieux petit village couleur de poussière. On passe sur un beau pont tout neuf (qui sera emporté un mois plus tard). Et tout devient sublime! L’immensité bleue de la mer… L’immensité dorée du sable… Et, entre les deux, l’éblouissante ville blanche, allongée, étirée, paresseuse “Souirah”…  “l’image, le tableau.”
 
C’est d’une grandeur, d’une beauté, d’une simplicité bouleversantes. A la C.T.M., un copain d’Ecole Normale – et collègue – Damoiseau, m’attend, jovial, fraternel. Il envoie mes trois malles à l’Hôtel Johnston (plus tard: clinique Bouveret) avec un porteur et dix sous. Et m’emmène déjeuner chez lui. L’angoisse soudain me reprend, me serre le cœur.
 
Rue de Paris!… Un couloir, des flaques… des bourriquots frôleurs, des gosses braillards, qui jouent à la marelle. Le F2 du copain est divisé en trois avec trois minuscules fenêtres. On se cogne les mains aux murs quand on ouvre le journal… Je dévore six côtelettes d’agneau, une montagne de frites, une demi-pastèque ruisselante. Le pinard – de Meknès – est excellent. Naïvement je m’informe d’un comité d’accueil pour les nouveaux arrivants…
 
“Pourquoi pas une fanfare ? Apprends que la ville est dirigée par un Pacha et un Chef des Services Municipaux, qui se fichent sereinement de ta destinée… Maintenant écoute: je t’ai trouvé un gourbi: un premier étage, c’est plus sain. Trois grandes pièces autour d’un patio ensoleillé. Puis Damoiseau dresse tout un plan d’installation: Evidemment, comme partout, ni eau, ni électricité! Et comme combustible, le charbon de bois. Ne t’inquiète pas, je te conseillerai. Il faut acheter de l’arganier.
 
La flotte, deux tonneaux par jour, à cinq sous pièce. Eclairage au pétrole et aux bougies… Dans cet angle, tu feras construire un fourneau à deux foyers et un évier. Il te faut des briques, des carreaux, du sable, de la chaux et un maçon. En tout, compte cent francs. Tu achèteras tes meubles chez Gautier, ta vaisselle chez Guénois, ton épicerie chez Coutolle. Ils te feront crédit: ils ont l’habitude! Parce que tu ne toucheras pas un radis avant janvier, je t’avertis.”
 
Gautier – ex-légionnaire retiré des doums – achète bon marché les meubles de ceux qui s’en vont et les revend très cher à ceux qui arrivent. Sa boutique ressemble à deux accidents de chemin de fer superposés. J’évite de justesse le hideux “Henri II” à colonnes et j’extrais du fatras un rustique “tous terrains”, une table, six chaises dépareillées, un tub de zinc et une grande glace couverte de tache de rousseur!
 
Guénois me vend deux lampes à pied, de la vaisselle, mais exige (le vieux grigou) une reconnaissance de dette! Coutolle – tout de blanc vêtu – me présente son éblouissante épicerie, où on trouve… Tout!!! Pour l’éprouver, je lui demande une bouteille de champagne Mumm Red Top!!! Il me rive mon clou, en me disant que son Dom Perignon millésimé est infiniment supérieur!
 
Je vais voir mon école, au fond d’une ruelle, magnifiquement baptisé “Augustin Bernard”… Belle. Neuve. Cinq classes.  Le Directeur, Monsieur Mercier, très classique, a une petite moustache brune, des lorgnons et une veste d’alpaga. Il fait en trois phrases l’inventaire: des collègues charmants, des élèves tranquilles, un inspecteur tatillon mais pas méchant. Comme j’avais, en France, un cours supérieur, on me donnera, ici, un cours préparatoire: ça changera!
 
Trente élèves : des fils de fonctionnaires et de commerçants (sans problèmes), des fils de colons (à manipuler avec précaution), des marocains, souvent “israélites” (très sages)… Mais alors des noms!!! Medina, Dahan, Elmalé, Provasoli, Benattar, Cabessa… D’autres, bien de chez nous: Vialatte, Caudal, Cartier, Sandillon, Martin. On s’y fera. Tout s’installe. La population est aimable. Les collègues gentils, les dunes et la mer, pleines de rêve… Et les langoustes à trois francs!!
 
Veine! La rentrée est refoulée au 20 octobre, à cause d’une providentielle épidémie de scarlatine. Ce qui me permet, avec l’ami Damoiseau, de conquérir la forêt, la plage, l’îlot, les rochers… Et de me faire de bons copains marocains, qui me seront toujours fidèles.
 
Et pourtant, pourtant ça ne va pas! Pas du tout… Le soir, je crève d’ennui et de solitude. Ah ces heures, lentes, longues, du crépuscule… La lampe fume, éclaire mal et sent mauvais. Et le matin aussi… Je pourrais faire la grasse matinée: Las ! À sept heures, mon marchand d’eau s’amène et me raconte des histoires en remplissant mon rabia grand modèle…
 
Ensuite, c’est M’Barka, la bonne: elle chante, elle traîne les savates, elle me pousse d’une pièce dans l’autre, avec son balai de doum… Et ça pue l’égout et le tassargal frit à l’huile d’argan! J’ai beau ciseler mes préparations, passer à la loupe mes corrections, le temps se traîne, se traîne…
Une chose jolie, pourtant: le soir, dans le patio, mon ciel, plein d’étoiles qui me font de l’œil. Mais on ne peut pas passer sa vie à regarder les étoiles ! Tant pis !… Une résolution, farouche: en juin, je plaque Mogador!!!
 
J’y suis resté un demi-siècle!!!
 
Et Mogador m’a donné tous les bonheurs du Monde…
 
Sauf un… celui d’y mourir.
 
 
Reproduit avec l’aimable autorisation de http://www.melca.info/

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