Dachau, mon mariage, ma vie

On nous mit dans un hangar, avec deux milles hommes. La seule nourriture que nous recevions consistait en une tranche de pain.

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Solomon Radasky

Posté sur 16.04.23

On nous mit dans un hangar, avec deux milles hommes. Le jour, nous devions rester debout et la nuit nous dormions, affamés. La seule nourriture que nous recevions consistait en une tranche de pain et une tasse de café, la nuit. Je croyais que j’allais mourir.   
J’ai travaillé pendant plus d’un an avec les garçons au même travail, à creuser dans le sable. Nous étions une dizaine à travailler dans la mine de sable. Il y avait un jeune homme de la ville de Wroc?aw en Pologne. Nous avions décidé qu’il serait notre superviseur. Il se tenait debout en haut et nous étions à plus de 6 mètres plus bas. Chaque jour nous chargions un wagon de sable et nous le poussions à une distance de 16 kilomètres. Cela représentait 2 voyages de 4 kilomètres pour un trajet et 4 kilomètres pour revenir.
Deux fois par jour, nous transportions du sable vers Birkenau. Ce sable servait à couvrir les cendres des morts. Le sable devait couvrir les cendres qui provenaient du four crématoire. J’ai fait cela pendant plus d’un an.
Les fours se trouvaient sur le côté du crématoire et les cendres sortaient de ce côté. De l’autre côté il y avait les chambres à gaz. Le Sonderkommando (nom donné aux prisonniers des camps de concentration qui travaillaient auprès des morts) sortait les cendres des fours. Il y avait de grands trous pour les cendres et nous couvrions les cendres avec le sable.
J’ai vu les transports arriver. J’ai vu les gens qui entraient; ceux qui allait à droite et ceux qui allaient à gauche. J’ai vu ce qui se passait dans les chambres à gaz. J’ai les gens qui allaient dans les vraies douches et j’ai vu les gens qui allaient dans les chambres à gaz. En août et septembre 1944, j’ai vu les allemands jeter des enfants vivants dans le crématoire. Ils les prenaient par une jambe et un bras et ils les lançaient dedans.
Un samedi – alors que nous étions entrain de travailler – nous aperçûmes derrière nous un soldat avec un fusil; aussitôt, nous nous mirent à travailler plus vite. Le soldat nous dit: “Ralentissez; aujourd’hui c’est votre Chabath.” Il était hongrois. “Venez dans ma baraque à 4 heures; j’aurai quelque chose pour vous. Je mettrais devant ma porte un seau avec des ordures dedans. Regardez sous les ordures et vous trouverez onze morceaux de pain.” Pendant deux ou trois semaines, il sortit du pain pour nous. Il nous demanda de lui rapporter de l’argent du Canada, ce qui nous fîmes. Il avait l’habitude de nous dire le nom des fêtes juives. Un jour il disparut.
Les russes repoussaient les allemands à Stalingrad. Les transports arrivèrent du ghetto de Lodz. C’est à ce moment-là que nous les avons vus attraper les enfants par la tête et les jambes et qu’ils les jetaient vivants dans le crématoire. Ensuite, les hongrois arrivèrent.
Il y avait un groupe de jeune gens qui voulait détruire le crématoire. Il y avait quatre fours crématoires à Birkenau. Les jeunes filles travaillaient dans l’usine de munition et cachèrent des explosifs. Un four crématoire fut détruit. Ils pendirent deux de ces filles devant nous quand nous revinrent du travail.
Les jours passaient. Chaque jour, il y avait un problème différent. Le 18 janvier 1945, les allemands commencèrent à liquider Auschwitz. Le 18 janvier je quittai Auschwitz et 9 jours plus tard, les Russes le libérèrent. Ces 7 jours me coûtèrent 5 mois de ma vie.
Quand nous partirent, tout le monde devait sortir des baraques. J’avais marché toute la nuit avec un rabbin de Sosnowiec. Ce rabbin venait du bloc 2, qui était le magasin de tailleur. J’ai vu que les soldats derrière nous tiraient sur les gens qui tombaient. Le rabbin tomba sur la route; avec un garçon de Belgique, je l’ai soutenu entre nous deux pour le garder debout. Nous vîmes un traîneau tiré par un soldat; nous lui demandèrent si nous pouvions tirer le traîneau avec le rabbin dessus jusqu’au matin.
Les personnes qui vivaient dans le bloc 2 – les baraques des tailleurs – pouvaient récupérer de temps en temps de l’or et des diamants que les gens avaient cousu dans les doublures de leurs habits. Ils avaient donné au chef de leur bloc un peu d’or et de diamants afin qu’il les laisse cacher le rabbin dans les baraques. Ils l’ont caché dans un placard qu’ils avaient fabriqué dans le mur. Ils mettaient le rabbin dans le placard lorsqu’ils allaient à l’appel à 6 heures du matin et ils le sortaient lorsqu’ils revenaient le soir. De nombreuses fois, j’allais là-bas à 5 heures du matin pour dire le Qadich avec le rabbin, pour mes parents.
À l’aube, nous arrivèrent dans une petite ville. Les fermiers nous laissèrent passer la journée dans les étables. Le soir, nous durent sortir. Nous marchèrent jusqu’à la gare. En deux jours, le train nous amena au camp de Gross-Rosen. Je n’ai plus jamais revu le rabbin.
Gross-Rosen fut détruit. Les gardiens marchaient avec des tuyaux de fer dans les mains. Ils disaient: “Nous allons vous aider; nous allons vous sortir de là.” On nous mit dans un hangar, avec deux milles hommes. Le jour, nous devions rester debout et la nuit nous dormions, affamés. La seule nourriture que nous recevions, consistait en une tranche de pain et une tasse de café, la nuit. Je croyais que j’allais mourir.
Ils nous firent marcher jusqu’à la gare où nous montèrent dans un train. Trois jours plus tard, nous arrivâmes à Dachau. Le trajet en train fut terrible; le train remuait en avant et en arrière, dans tous les sens. Nous mangions la neige en guise d’eau.
J’ai quitté Dachau le 26 ou le 27 avril 1945. Je fus libéré le 1er mai. Durant cette semaine, les allemands nous firent voyager en train. Nous fûmes à Tutzing et à Feldafing et à Garmisch. Il y avait d’énormes montagnes là-bas. Un jour, les allemands nous firent descendre du train. Nous devions grimper 6 mètres afin d’atteindre l’autre côté de la montagne. C’est alors que les allemands installèrent des mitraillettes et qu’ils commencèrent à tirer sur nous. Plusieurs centaines furent tuées pendant que l’on retournait en courant vers le train.
Le lendemain nous entendirent des avions lancer des bombes. Quelques heures plus tard, des soldats allemands ouvrirent les portes du train. Ils nous dirent qu’ils avaient besoin de gens pour nettoyer les dégâts des bombes, mais nous avions peur d’y aller. Alors ils dirent: “Toi, toi et toi dehors.” Je fus un de ceux qui furent choisis. Je pensais en moi-même: “Je crois que c’est la fin. Après toutes ces années dans le ghetto et après avoir perdu tout le monde, maintenant c’est la fin. Qui restera pour dire le qadich pour ma famille?”
Nous sommes allés dans une petite ville de l’autre côté de la montagne; la gare avait été bombardée. Les allemands donnèrent une pelle à un homme, à un autre un balai et à moi une pioche. Je vis un comptoir à la gare où l’on vendait des petits pains noirs. Je me suis dis en moi-même que j’aimerais manger un morceau de pain avant qu’ils me tuent. J’étais prêt pour le qidouch Hachem. Je pris un petit morceau de pain noir et je commençai à le manger. Un soldat me vit et hurla: “Vas travailler.” J’ai continué à manger le pain. Je ne bougeai plus, même si pendant ce temps il me battait. Je tombai et il me donna des coups de pied. Alors, je me relevai. Je devais finir de manger ce petit pain. Le sang coulait sur mon visage. Lorsque je terminai de manger, je repris mon travail. J’avais réalisé mon souhait. Je savais alors que j’allais survivre.
Le lendemain matin – à environ 4 heures – près de Turzing, nous entendîmes des embouteillages sur la grande route. Nous nous poussions pour regarder dehors par les deux petites fenêtres du train. Nous nous attendions à voir les russes arriver mais c’était les américains. Nous avons hurlé. Une jeep s’approcha avec deux soldats. Un soldat était petit de taille. Il parlait un bon allemand. Il nous demanda d’où nous étions. Nous répondîmes que nous venions des camps de concentration. Tout le monde commençait à hurler et à pleurer. Les soldats américains nous dirent que nous étions libres. Ils ont arrêté les allemands. C’était le 1er mai 1945.
Les américains avaient préparé du riz pour nous. Un soldat me vit prendre du riz; il me dit: “Ne manges pas ça. Si tu le fais, tu vas mourir. Il y trop de gras pour que tu manges cela maintenant. Ton estomac s’est rétréci; si tu manges ça tu vas avoir la diarrhée. Je vais te donner un morceau de pain.”
Ils nous amenèrent à Feldafing. Je m’assis au soleil. Je fis bouillir un peu d’eau et du sucre. En deux semaines, mon estomac avait retrouvé sa forme d’antan. On nous avait donné des pyjamas à porter, mais nous n’avions toujours pas de chaussures.
Un jour, j’ai vis le même soldat dans une jeep. Je lui dis: “Vous nous avez libérés, mais nous n’avons pas d’habits.” Il me répondit: “Je réside à 3 kilomètres d’ici; venez demain à 7 heures.” Nous arrivâmes à 6 heures. Nous vîmes les soldats prendre leur petit-déjeuner. Il nous fit signe de prendre le petit-déjeuner avec eux. Ensuite, il parla de nous à son commandant. Le commandant demanda à nous rencontrer. Nous étions presque nus dans nos pyjamas et sans chaussures. Le commandant nous remit un papier pour aller au magasin militaire où on nous donna des chaussures, des pantalons, des chemises et des vestes. On nous dit de revenir à l’heure du déjeuner. Nous avons eu trois repas par jour pendant plusieurs semaines.
À Feldafing – au camp des personnes déplacées – un homme me demanda d’amener de la nourriture à sa nièce qui était à l’hôpital. Je lui apportai des oranges, du pain et du beurre. Quand elle fut guérie, elle me donna une paire de pantalons en lin blanc. “Tu m’as sauvé la vie,” me dit-elle.
En Allemagne, Feldafing était un nom important lorsqu’on désirait trouver les personnes disparues de notre famille. Des listes de noms de survivants étaient accrochées sur les murs. Beaucoup de personnes qui avaient été libérés venaient là pour savoir ce qui était arrivé à leur famille. Un de mes amis vint un jour avec deux femmes; je connaissais une des deux femmes; l’autre s’appelait Sofia et était l’amie de ma future femme.
Sofia me dit: “Vous étiez dans la fourrure; la famille de mon amie était aussi dans la fourrure. Vous n’avez jamais entendu le nom de Bursztyn? Je répondis: “J’avais l’habitude de faire des affaires avec les Bursztyn.” Elle me demanda de venir à Turkheim car elle désirait me dire quelque chose.
Je n’avais rien à perdre. Deux frères de la ville Lodz – des tailleurs – me firent un costume et deux paires de pantalons en se servant d’une couverture verte et blanche. Avec mon ami, nous mirent nos affaires dans un sac et nous firent de l’auto-stop jusqu’à Turkheim. J’ai quitté Feldafing en août 1945.
Le jour d’après, celle qui allait devenir ma femme – Frieda – vint rendre visite à Sofia. Ma future femme était très timide, elle ne voulait pas me rencontrer. Alors Sofia lui dit: “Va à la fenêtre et jette un coup d’œil.” Elle a regardé. Depuis cette date, j’ai l’habitude de dire que “ma femme a regardé par la fenêtre, elle a pris un filet de pêche et elle m’a eu.”
Nous nous sommes mariés en novembre 1946. Ma femme est née dans la même ville que moi et avant la guerre, j’avais l’habitude de faire des affaires avec sa famille. Nous avions le sentiment d’être un peu de la même famille.
Nous étions très pauvres. À cette époque, il fallait avoir une carte pour acheter des choses. J’allai voir le Burgermeister – qui était l’équivalent du maire – pour avoir des coupons afin d’obtenir un costume. Le problème, c’est que je n’avais pas d’argent pour en acheter. Ma femme et Sofia avaient un peu d’argent qu’elles me prêtèrent pour acheter un costume; c’est ce costume que j’ai prêté à mon ami lorsqu’il se maria.
Nous nous sommes mariés le 11 novembre 1946. Tous les gens que nous connaissions étaient venus à notre mariage. Mon ami était parti très tôt le vendredi matin afin de nous rapporter une carpe, des canards et une oie. Nous avons eu une ‘hala et des gâteaux; il y avait des chants et des danses. Une seule chose manquait: la famille.
Nous avons déménagé de Turkheim à Landsberg. Quatre années plus tard, nous sommes allés vivre aux États-Unis. Mon fils est né le 13 mai 1948. Nous sommes arrivés à la Nouvelle-Orléans en 1949. Je ne savais pas parler l’anglais. Je me suis présenté dans un magasin de fourrure; on me donna une fourrure et on me désigna du doigt une machine à coudre. Je montrai que je savais coudre. Ensuite, j’allai vers un cadre pour étirer la peau et leur montrer que je pouvais faire cela aussi. Je pris aussi un couteau et je leur montrai que je pouvais couper la fourrure. Je fus embauché et payé 50 cents de l’heure, même si le tarif était de 75 cents pour les débutants.
Plus tard, j’achetai une machine à coudre pour 50 dollars et je commençais à me perfectionner dans mon travail. Ensuite, les magasins Haspel Brothers m’ont embauché; j’y étais contremaître. Nous avons élevé et éduqué nos deux enfants. Après 28 ans, Frieda et moi sommes allés pour la première fois en vacances en Israël, en 1978.
Avant la guerre, nous étions 375 000 juifs à Varsovie. Je ne suis même pas certain qu’il y en ait 5 000 qui vivent là-bas aujourd’hui.
Raconter cette histoire était pour moi très important; vraiment, très important.
(Salomon Radasky – survivant de l’holocauste – est décédé le 4 août 2002; il était âgé de 92 ans. Sa particularité était d’être courageux. Il était un véritable héro pour ses enfants et ses petits-enfants. Durant sa vie, il dut faire face au pire et au meilleur. Sa force, son intelligence et sa sagesse lui ont permis de s’en sortir. Jusqu’au jour de sa mort, il est resté fidèle à sa religion. Le dernier matin de sa vie, il a mis ses tefilines pour prier. Entouré de sa famille, sa dernière décision a été qu’il n’avait plus besoin d’être un survivant.)

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