Mourir pour une prière

À chaque persécution, à chaque massacre “Chema' Israël ” était les dernières paroles sorties de la bouche des victimes...

8 Temps de lecture

le rabbin 'Haïm Harboun

Posté sur 06.04.21

L’œuvre de nos Sages
 
Qui révéla aux masses du peuple juif les merveilles spirituelles renfermées dans le Chema' ?  C’est le mérite immortel de nos Sages – au cours des siècles – qui ont immédiatement précédé et suivi l’ère vulgaire, d’avoir fait que ces trésors religieux ne deviennent pas la possession de quelques-uns, mais l’héritage de toute la Maison d’Israël. Grâce à nos Sages, la plénitude de cette vérité sacrée satura graduellement l’âme des plus humbles comme des plus grands en Israël.
 
La récitation du Chema' fit parti du culte régulier et quotidien au Temple. Ils le transportèrent à la synagogue et lui donnèrent la place centrale dans les prières du matin et du soir, pour chaque juif. On peut juger de la part capitale que la conscience rabbinique lui confère par le fait que la Michna toute entière s’ouvre sur cette question : “À partir de quelle heure le Chema' du soir doit-il être lu ?”
 
Ce sont nos Sages qui élevèrent les mots “Écoute, Ô Israël, l’Éternel est notre D-ieu, l’Éternel est Un” à une profession de foi ; qui ordonnèrent qu’ils soient répétés par toute l’assemblée des fidèles quand la Tora est présentée les jours de Chabath et les fêtes ; lors de la sanctification (Qedoucha) en ces occasions sacrées ; après le service de Ne'ila comme point culminant du grand jour de Yom Kippour ; et à la dernière heure de l’homme lorsqu’il se dispose à comparaître  devant son Père céleste. De cette façon, le Chema' devint l’expression collective et dynamique de l’existence spirituel d’Israël.
 
Même dans la prière privée de chaque juif, nos Sages n’ont rien négligé pour mettre en valeur la solennité de cette proclamation du Chema' qui doit être dit à haute voix, les oreilles (ordonnèrent-ils) devant entendre ce que prononcent les lèvres ; le dernier mot “E'had ” (“Un”) doit être articulé avec une emphase particulière.
 
Toutes les pensées – autres que celles de l’unité de Dieu – doivent être éliminées. Le Chema' doit être dit avec une totale concentration de l’esprit et du cœur ; sa récitation ne doit point être interrompue fut-ce pour répondre au salut d’un roi.
 
Si les paroles du Chema'  sont prononcées avec ferveur et révérence – enseignent nos Sages – elles exalteront l’âme du fidèle et lui vaudront la réalisation de la communion avec le très Haut. ”Quand les hommes en prière déclarent l’Unité du Saint Nom en amour et révérence, les murailles des ténèbres de la terre se fendent en deux et la face du Roi céleste est révélée, illuminant l’univers” (Le Zohar).
 
Le Chema' et le martyre
 
Le Chema' devint la première prière de l’enfance innocente et les derniers mots du mourant. Ce fut le cri de ralliement par lequel une centaine de génération en Israël ont été unies en une même fraternité pour accomplir la volonté de leur Père au ciel ; ce fut le mot d’ordre pour des myriades de martyrs qui agonisèrent et moururent pour l’Unité “considérée  comme l’ultima ratio de leur religion” (Herford). À chaque persécution, à chaque massacre – des Croisades à l’égorgement massif de la population juive d’Ukraine de 1919  à 1921 – “Chema' Israël ” était les dernières paroles sorties de la bouche des victimes.
 
Tous les martyrologues juifs se déroulent autour du Chema'. Les Maîtres juifs dans l’Allemagne médiévale instituèrent une bénédiction régulière pour la récitation du Chema' à l’heure de “la sanctification du Nom”.
 
Cette bénédiction est ainsi conçue : ”Béni es-tu, Ô Eternel notre D-ieu, Roi de l’Univers, qui nous a sanctifiés par Tes commandements et qui nous a ordonné de T’aimer de tout notre cœur et de toute notre âme et de sanctifier Ton Nom glorieux et terrible en public. Béni es-Tu  Ô Eternel, qui sanctifies Ton Nom parmi le grand nombre.” Innombrables furent les occasions de détresse où cette bénédiction fut récitée.
 
Un seul exemple suffira : lorsque les hordes des Croisés parvinrent à Xanten – près du Rhin (27 juin 1096) – les juifs de cette localité étaient en train de prendre ensemble leur repas de samedi soir. L’arrivée des Croisés signifiait évidemment pour eux une mort certaine et le repas fut arrêté.
 
Cependant, ils ne quittèrent pas la salle commune avant que le vénéré Rabbin Moïse Ha Cohen n’eut dit les bénédictions d'après le repas, élargissant le texte régulier de la prière en y introduisant des éléments appropriés à l’épouvantable circonstance. Ces bénédictions furent récitées dans leur totalité dans la synagogue où tous les juifs présents subirent le martyre. 
 
La récitation du Chema' a rempli maintes fois la promesse faite par les rabbins qu’elle investit l’homme d’une force invincible, équivalente à celle du lion. Elle a pourvu le juif du sabre à deux tranchants de l’esprit contre les inexprimables terreurs de sa longue nuit de souffrances et d’exil. 
 
Défense de l’Unité
 
Les rabbins n’ont pas seulement préparé Israël à comprendre la signification vitale de l’Unité Divine : ils ont  aussi protégé l’idée juive de D-ieu chaque fois que Sa pureté était menacée par des ennemis du dehors ou de l’intérieur. Ils ne tolèrent aucun jeu avec le polythéisme, quelque raffinés que fussent ses déguisements ; ils n’admirent aucun écart, fut-ce de l’épaisseur d’un cheveu, du plus rigoureux monothéisme ; ils rejetèrent absolument tout ce qui pouvait l’affaiblir ou l’obscurcir.
 
La lutte contre l’idolâtrie et le paganisme – commencée par les prophètes – fut poursuivie par les rabbins. Abraham – le père du peuple hébreu – enseignèrent-ils, commença sa vocation en priseur d’idoles.
 
Par des légendes, des paraboles et des discours, ils n’ont cessé de démontrer la folie et la futilité du culte des idoles, faisant ressortir l’infamie et la dégradation morale manifestée par la déification romaine de l’empereur régnant. Les rabbins défendirent l’Unité de D-ieu contre les gnostiques juifs, ces anciens hérétiques qui blasphémèrent le D-ieu d’Israël, ridiculisèrent les Écritures et affirmèrent une dualité de Puissances divines.
 
Quant à eux, les rabbins défendirent l’Unité de D-ieu contre les “juifs chrétiens” qui enténébrèrent le ciel du monothéisme d’Israël en prêchant une nouvelle doctrine de la qualité de “fils” de D-ieu, en identifiant un homme – né d’une femme – avec D-ieu et en préconisant la doctrine de la Trinité. 
 
Au Moyen Âge
 
À travers le Moyen Âge, les Maîtres juifs continuèrent l’éducation religieuse du peuple, commencée  plusieurs siècles auparavant. Ils soutinrent la cause du monothéisme pur aux disputations religieuses auxquelles ils étaient contraints de participer par l’Église triomphante et toute-puissante.
 
D’une importance spéciale est l’œuvre des philosophes juifs dont les efforts constituent un enrichissement particulier de la pensée religieuse du monde. Sa'adia Gaon,  Ibn Gabirol, Bahia Ibn Paquda, Rabbi Yehouda Halevi, Maïmonide épurent le concept de D-ieu de tout anthropomorphisme et confirment l’unité et l’Unicité de la conception du D-ieu d’Israël. Salomon Ibn Gabirol – aussi célèbre comme philosophe que comme poète de la synagogue – ouvre sa “Couronne Royale” par ces mots : 
 
“Tu es Un, la première grande Cause de tout. Tu es Un et nul ne peut pénétrer – même le plus sage de cœur – le mystère insondable de Ton Unité. Tu es Un : Ton Unité ne peut être ni accrue ni diminuée car ni la pluralité ni le changement ni aucun attribut ne peut T’être appliqué. Tu es Un, mais l’imagination échoue en toutes ses tentatives de Te définir ou limiter. C’est pourquoi je dis : 'Je prendrai garde, de peur que je ne commette le péché avec ma langue.'"
 
De nos jours
 
La lutte ardue et longue initiée par nos prophètes – et poursuivie par les rabbins – n’a pas encore pris fin. L’Unité de D-ieu a ses antagonistes dans le temps présent, comme dans les époques anciennes. Même les écrivains non-juifs éclairés, traitant de la religion, ne sont en règle générale que les témoins hésitants de l’Unité de D-ieu ; des théologiens chrétiens libéraux deviennent très éloquents lorsqu’ils décrivent les aménités de la vie sous le polythéisme.
 
Ils plaident que cela a beaucoup contribué à infuser la “religion” dans toute la vie, à intensifier la “joie de vivre” et la délectation au monde de la nature et que cela nous procure la tolérance religieuse.
 
Cependant, à y regarder de plus près, toutes ces prétentions partisanes s’écroulent. Quant à la tolérance prétendue du polythéisme grec – pourtant éclairé – il permit tout de même que l’on mît à mort pour des motifs d’ordre religieux, trois des plus grands penseurs de l’ère de Périclès : Socrate, Protagoras et Anaxagore. Les juifs entrèrent en contact avec le polythéisme grec dans ses dernières phases, mais ni Antiochus Epiphane – qui tenta de noyer le judaïsme dans le sang de ses enfants fidèles – ni Apion – l’interprète frénétique des antisémites d’Alexandrie – ne montrèrent une tolérance particulière.
 
L’importance supposée de la religion dans toute la vie sous le polythéisme, ne sauva pas les sectateurs du polythéisme grec de se livrer au relâchement moral, à la licence et à la conduite inhumaine, tant dans la paix qu’à la guerre. Enfin, au sujet de l’intensification de la “joie de vivre” – si importante aux yeux des grecs – elle semble n’avoir été que la prérogative d’une peu nombreuse élite.
 
Par exemple : la société hellénique était largement fondée sur l’iniquité de l’esclavage humain et en Grèce “l’instrument vivant” – selon la définition qu’Aristote donnait de l’esclavage – était privé de tout droit humain. Il est encore plus difficile de voir en quoi consistait la “joie de vivre” pour les sacrifices humains offerts régulièrement par les païens sémites et slaves, germains et grecs.
 
À propos de ces derniers, on rappelle rarement que nous retrouvons des traces de sacrifices humains à travers le monde hellénique, dans le culte de presque chaque dieu et à toutes les périodes de l’existence des États grecs indépendants. Dans l’empire romain, ce hideux attribut de polythéisme dura jusqu’au quatrième siècle de notre ère, alors que la consommation – par les flammes – des veuves aux Indes, n’a été officiellement abolie qu’en 1826.
 
Les autres prétentions formulées en faveur du polythéisme sont tout autant insoutenables. La délectation au monde de la nature n’a pas été limitée aux seuls polythéistes. Elle ne pouvait être étrangère au peuple qui a produit le Cantique des Cantiques et ce n’est donc pas le bien exclusif du paganisme. Un grand savant et penseur comme Alexandre de Humboldt a montré que la contemplation esthétique de la nature a commencé seulement lorsque le paysage fut délivré de ses dieux et que les hommes purent se réjouir de la grandeur et de la beauté de la nature elle-même.
 
Divers auteurs séculiers, écrivant sur la religion, vont bien plus loin que les théologiens modernistes dans leur dépréciation du monothéisme. À la différence de ces théologiens, ils ne s’arrêtent pas entre deux opinions et ils ne connaissent point d’hésitation. Ernest Renan attribua la naissance de la croyance en Un seul D-ieu au milieu désertique des premiers hébreux. “Le désert est monothéiste”, proclame-t-il. Il omit toutefois d’expliquer pourquoi, s’il en est ainsi, les autres habitants sémitiques  du désert demeurèrent polythéistes, ni pourquoi les tribus primitives du Sahara, du Gobi et du Kalahari n’ont pas été monothéistes.
 
Les antisémites vont encore plus loin. Afin de diminuer la gloire infinie d’Israël en tant que prophète du monothéisme, ils dénigrent l’Unité de D-ieu comme “une idée stérile, arithmétique et nue” ; comme “le minimum de religion”. Il nous semble étrange que ce prétendu “minimum de religion” ait donné au monde le Décalogue, ait produit les Psaumes qui sont le livre de dévotion de l’humanité civilisée, ait réussi enfin à fracasser toutes les idoles, à faire changer le cours de l’histoire, à libérer les enfants de l’homme de l’antiquité païenne au cœur de pierre.
 
Quelques-uns de ces antisémites font contraster l’abondance bienfaisante déployée par la Grèce avec ses centaines de dieux et déesses et par les Indes avec leurs milliers de déités fantastiques, avec le seul D-ieu d’Israël. “Quoi, rien qu’un D-ieu ? Quelle pauvreté, quelle misère !” s’exclamèrent-ils. Il est superflu de répéter encore d’autres critiques contre le monothéisme, formulées par des hommes qui estiment qu’en attaquant les juifs, il n’est besoin d’être ni logique ni loyal et que l’on peut dire ce que l’on veut  des juifs et du judaïsme, pourvu que cela les couvre de ridicule.
 
Mais la vérité est en marche et le nombre des penseurs croît qui reconnaissent que “le Chema' est la base de toute religion supérieure, éthique et spirituelle : message impérissable qui se reflète jusqu’à ce jour dans toutes les conceptions idéalistes de l’univers.” (Gunkel)
 
Conclusion
 
Ce fut un indéniable coup de génie religieux – une véritable inspiration de l’Esprit Saint – que de choisir ce verset (Deutéronome 6, 4) entre les 5845 versets que compte le Pentateuque, comme la devise de l’étendard victorieux d’Israël. “Dans tout le domaine de la littérature – profane ou sacrée – il n’existe probablement aucune autre expression qui puisse être comparée dans sa force, intrinsèquement intellectuelle et spirituelle, ou dans l’influence  qu’elle exerça sur toute la pensée et sur les sentiments de l’humanité civilisée, à ces mots (six en hébreu) qui ont été le cri de guerre du peuple juif pendant plus de vingt cinq siècles.” (Kohler)
 
 
Le rabbin 'Haïm Harboun est l'auteur du livre “Les voyageurs juifs du 16e siècle” aux éditions Massoreth.

Ecrivez-nous ce que vous pensez!

Merci pour votre réponse!

Le commentaire sera publié après approbation

Ajouter un commentaire