Le colonialisme et la question judéo-berbère
La politique coloniale française à l’égard des berbères, telle qu’elle a été développée sous Lyautey avant d’atteindre son point culminant en 1930, avec la publication du Dahir berbère visant à séparer les berbères des arabes, reposait sur plusieurs stéréotypes. En premier lieu, celui de la résistance des berbères indigènes du Maroc aux arabes puis à toute forme d’autorité centrale, préservant jalousement leur liberté, leur individualisme et leurs institutions démocratiques.
Deuxièmement, les berbères n’auraient adopté que superficiellement l’Islam, conservant intactes ou presque leurs coutumes, leurs croyances et leurs superstitions préislamiques. Par conséquent, ils auraient résisté à l’application de la Sharia, maintenant farouchement leurs lois coutumières. Faute de respecter l’autorité suprême du Amir al-Mu’minin, les berbères auraient "produit" leurs propres chefs marabouts. Le culte des saints, répandu chez les berbères, serait le vestige d’une pratique préislamique.
Fortement influencées par ces idées, les autorités françaises ont cru que les anciennes zones siba pourraient être assimilées à la culture française afin d’empêcher les progrès de l’arabisation.
Ces stéréotypes sur les berbères furent d’une certaine façon reproduits à l’égard des juifs vivant parmi les berbères dont l’histoire, selon Slouschz, ne serait "que la quintessence de l’histoire des Berbères". D’après lui, c’est "dans le blad es-siba, dans les qsour algériens et tripolitains, demeurés jusqu’ici inaccessible à l’infiltration européenne, qu’on peut retrouver le judéo-berbère dans un état à peu près semblable à celui des maghrabia tels que nous les représentent les littératures juives et arabe du Moyen Age".
A l’exemple de la population berbère musulmane qui est superficiellement islamisée, ces juifs berbères primitifs "du judaïsme ne connaissent presque rien". Là où il y a des saints judéo-berbères préislamiques, on trouve ces populations anciennes. Slouschz se fait l’écho du discours colonial sur les berbères, quand il écrit que les juifs de l’Atlas font montre "d’une bonne dose de liberté".
La dichotomie excessive entre makhzen et siba, élaborée pendant la période coloniale, est reproduite par Slouschz selon lequel les juifs du bilad al-makhzen reçoivent la protection royale de la dhimma, alors que ceux du bilad al-siba reçoivent celle de Sayyid individuels. Ces stéréotypes attachés aux juifs vivant parmi les berbères ont perduré pendant toute la période coloniale, pour devenir partie intégrante des idées reçues sur le Maroc traditionnel que l’on rencontre reproduites dans de nombreux ouvrages.
Toutefois il ne s’agissait pas seulement de représentations de l’Autre telles qu’elles avaient cours chez les européens. Les juifs marocains eux-mêmes ont fini par intérioriser ces stéréotypes, en particulier ceux d’entre eux ayant reçu une éducation française. Les juifs du Haut-Atlas, du Sous et du Sahara – régions que les français ont mis du temps à contrôler – étaient considérés par les juifs marocains des villes comme des marginaux. Le mythe des juifs berbères répercuté par les maîtres de l’Alliance et par les chercheurs français était devenu la réalité pour les juifs marocains eux-mêmes.
Dans l’étude la plus détaillée sur les conditions de vie des juifs du Sud marocain, publiée peu après l’indépendance et basée essentiellement sur les informations fournies par les directeurs des écoles de l’Alliance, Pierre Flamand explique comment la "mentalité" des juifs autochtones originaires des régions berbères a été façonnée par le milieu berbère.
D’après lui, les juifs appelés Shleuh sont faciles à identifier du fait de leurs noms, de leurs traits physiques et leur mode de comportement qui leur sont très typiques : leurs coreligionnaires d’autres extractions reconnaissent les juifs dits shleuh à leurs patronymes : Abergel, Abouzaglo, Amoch, Assouline, Chriqui, Harrus, Oiknine, etc., et à quelques traits physiologiques et caractériels sommaires : larges épaules, fortes poitrines, yeux vifs dans des visages à traits fermes et droits, esprit d’entreprise, acceptation de rudes besognes.
L’épithète utilisée par les juifs marocains pour désigner leurs coreligionnaires moins évolués – "fils de shleuh" – avait une connotation péjorative. Répercutée chez Flamand, cette image stéréotypée des juifs ruraux s’est transportée en Israël par les immigrants juifs du Maroc et le terme shleuh est devenu synonyme de simplet en argot israélien.
Déjà à l’époque précoloniale, la migration des juifs ruraux vers les villes a produit des clivages entre judéo-berbères et judéo-arabes. A Essaouira et à Marrakech, les juifs "autochtones" se distinguaient de leurs coreligionnaires ruraux. Cependant une fois installés en ville, les juifs berbères s’arabisaient et s’adaptaient à un environnement urbain plus civilisé.
Ce processus s’intensifia à l’époque coloniale, mais un certain nombre de juifs vécurent dans leur région d’origine jusqu’à leur départ en Israël. Par conséquent, les porte-parole de l’urbanisation et du progrès établirent une division hiérarchique entre les différents types de juifs marocains que l’on retrouve souvent chez Slouschz et ses émules postérieurs.
Ces différents types seraient les suivants juifs hispanophones, à Tanger et dans les régions du Nord ; juifs parlant français et arabe, sur la côte et dans les villes de l’intérieur ; groupe arabo-berbère du centre du pays ; groupe arabe et shleuh du sud ; juifs arabophones du Sahara. Les classifications postérieures adoptées par les chantres de l’occidentalisation, comme l’Alliance, ramenèrent ces divisions à quatre catégories essentielles hispanophones, francophones occidentalisés, arabophones et berbérophones.
Les divisions sociales, suivant le schéma tracé par Slouschz, correspondaient aux divisions entre : makhzen et siba, monde urbain/monde rural. Cette vision simpliste devait influencer un bon nombre de chercheurs ayant travaillé sur les juifs marocains durant le Protectorat français. Inventée ou réelle, elle influença pareillement la politique de l’organisation qui a marqué le plus la vie des juifs marocains pendant le protectorat français : l’A.I.U et ses écoles qui distinguèrent entre les juifs du bled – comme on appelait les marocains ruraux – et ceux de la ville.
Ces stéréotypes ont été intériorisés par les juifs marocains eux-mêmes, qui considéraient les juifs des régions parlant tashelhit spécialement ceux des montagnes de l’Atlas, comme des Shleuh primitifs, bien que ceux-ci aient eu généralement des conditions de vie plus saines que celle de leurs frères des mellah urbains.
Pendant la période du Protectorat, des tensions très vives entre les différentes couches de la population, accompagnèrent l’arrivée de nombreux juifs ruraux originaires de l’Atlas dans le mellah de Marrakech. Ce qui fit dire, en 1940, à un observateur vivant à Marrakech que les juifs "étrangers" – d’origine espagnole qui étaient mieux éduqués – furent submergés par les juifs berbères. Ces juifs ruraux, pensait-on, "ne pratiquaient qu’un judaïsme très primitif approprié à leur mentalité.
La culture de la Tora, l’observation de quelques rites extérieurs, l’aumône au rabbin de Palestine, le mépris et l’hostilité des populations qui l’entourent tels étaient les seuls liens qui les rattachaient à la famille d’Israël". Ces juifs berbères primitifs, une fois urbanisés, devinrent plus juifs. Cependant, "de ces origines surtout rustiques et montagnardes, le juif marrakchi semble avoir gardé quelque chose de farouche et de têtu. Parmi ces coreligionnaires marocains, c’est lui qui se rattache aujourd’hui avec le plus de force aux coutumes de ses ancêtres".
Flamand, qui reprenait les idées de ses informateurs de l’Alliance, considérait que les traditions religieuses des juifs du Sud avaient été contaminées par des influences "orientales", déformées par un isolement millénaire des grands centres du judaïsme mondial, assimilant et intégrant concepts et symboles de l’islam, ainsi que toutes sortes de rites païens tirant leurs sources d’un animisme agraire chargé de pratiques superstitieuses.
Les juifs restés dans les régions berbères, de plus en plus isolés du reste du pays au fur et à mesure que s’intensifiait l’urbanisation, étaient plus marginalisés encore et cela d’autant plus que l’émigration les privait de leurs meilleurs éléments. Le fossé entre ceux qui restaient dans les campagnes – parmi les berbères – et ceux vivant en ville était plus profond que jamais : "entre le juif espagnol ou oriental lettré érudit, urbain et le juif berbère, fruste, primitif, attaché à son sol, l’opposition est saisissante."
Ainsi, l’image du juif berbère, "isolé du monde civilisé", descendant des tribus berbères autochtones et maintenant des coutumes primitives, était parfaitement acceptée par la société coloniale. L’idée de trouver des juifs shleuh a guidé initialement mes recherches dans le Sous. Une des questions à laquelle je voulais répondre était de savoir jusqu’à quel point les juifs de l’Atlas et de l’Anti-Atlas utilisaient le berbère dans l’enseignement pour expliquer et traduire les textes religieux, ou pour réciter certaines prières seulement.
La question fut posée déjà par Galand et Zafrani avec la publication de la
Haggada de
Pessa'h de la communauté juive de Tinrhir, basée sur un texte oral en tamazight. Cette
Haggada berbère a toutefois soulevé plus de questions qu’elle n’a apporté de réponses. Le paysage linguistique de la communauté juive, comme le souligne Zafrani, n’est pas net. La question de l’usage du berbère par cette communauté et par d’autres communautés judéo-berbères à des fins liturgiques est loin d’être élucidée.
Certaines preuves linguistiques semblent démontrer l’existence, au XXe siècle, de communautés juives éparses berbérophones. Certains chercheurs estiment que ce phénomène était beaucoup plus étendu que je ne le considérais moi-même. Des recherches récentes effectuées en Israël parmi les juifs originaires de régions berbérophones m’ont confirmé cependant que très peu de communautés parlaient berbère à la maison avant la seconde guerre mondiale.
Peu d’observateurs des périodes antérieures se sont penchés sur la géographie linguistique juive du Maroc rural. Exception faite de Foucauld qui affirme : "les israélites du Maroc parlent l’arabe. Dans les contrées où le tamazight est en usage, ils le savent aussi ; en certains points le tamazight leur est plus familier que l’arabe, mais nulle part ce dernier idiome ne leur est inconnu". Foucauld se réfère-t-il aux deux dialectes du Moyen-Atlas, le tamazight et le tashelhit ? Ce n’est pas clair.
Mais ses observations datant de la fin du XIXe siècle, selon lesquelles la plupart des juifs des régions berbérophones connaissaient aussi bien le berbère que l’arabe et que dans certains endroits le berbère était mieux connu que l’arabe, semblent plausibles.
Il s’avère par ailleurs que nombre de communautés importantes du Sous et du Haut-Atlas étaient arabophones même si la plupart des juifs y parlaient aussi le berbère. C’était le cas d’Iligh dont les habitants juifs parlaient l’arabe. Bien qu’on connaisse mal leur passé lointain, les documents écrits montrent que le judéo-arabe était leur langue de culture, du moins depuis le début du XIXe siècle.
L’hébreu aussi était connu de l’élite culturelle, mais il n’y a nulle part trace du judéo-berbère, ni dans les textes écrits, ni dans la tradition orale. On n’a retrouvé aucune tradition indiquant que le berbère était utilisé dans l’enseignement, dans la lecture de textes religieux ou dans la récitation des prières.
S’agissant encore de la communauté juive d’Iligh, ce qui est frappant dans son histoire relativement courte – moins de 400 ans – c’est son cosmopolitisme et son ouverture relative sur le monde. Ainsi, ses habitants eurent vent, au début du XVIIe siècle, de l’avènement de Shabtai Tzvi.
Iligh fut détruite par Moulay Rashid en 1670, mais retrouva sa position politique à la fin du XVIIIe siècle sous Sidi Hashim. En 1815, Sidi Hashim est ainsi décrit : "un homme entre 50 et 60 ans, possédant une grande richesse et un grand pouvoir ; il est très rusé et très brave mais rapace et cruel ; il a sous ses ordres 15 000 cavaliers des mieux armés… Toutes les caravanes qui traversent le désert… jugent nécessaire de s’assurer son amitié et sa protection par des présents.
Entre ce chef et l’empereur du Maroc existent la plus implacable des haines et une jalousie continuelle qui, il y a quelques années, a éclaté en guerre ouverte". Assurément le chiffre de 15 000 soldats est exagéré, car un marin naufragé qui fut détenu pendant un certain temps dans l’Oued Noun parle de 600 Arabes "montés" seulement sillonnant le pays. Mais les observateurs contemporains évoquent la puissance politique d’Hashim et le rôle prépondérant d’Iligh dans le commerce transsaharien.
Grâce à ses commerçants juifs, Iligh était reliée à l’Europe par le port d’Essaouira. Il n’y avait pas que les marchandises et les commerçants qui arrivaient du littoral à lligh. Des émissaires de Palestine, comme
'Haïm Joseph Masliah, en 1817, passèrent également par Iligh, ainsi que des marins européens naufragés sur la côte et tenus en otage à Iligh. Grâce à leurs relations avec le port d’Essaouira, les juifs d’Iligh servaient d’intermédiaires pour le rachat et la restitution de ces captifs aux consulats européens installés dans cette ville.
Avec le déclin du commerce transsaharien et la ruine d’Essaouira comme port international à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Iligh cessa d’être un centre de commerce international. Ceci porta atteinte à la communauté juive locale dont les relations avec le monde extérieur s’amenuisèrent. Cette situation s’aggrava davantage encore pendant la période coloniale et jusqu’à la seconde Guerre mondiale. Iligh était considérée comme éloignée du monde civilisé par les juifs urbains.
Sa communauté qui s’installa en Israël, entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, n’était pas aussi éloignée du monde juif, comme les hommes de l’Alliance se l’imaginaient. Mais avant leur départ, les juifs d’lligh ont enterré dans la vieille synagogue de leur localité une Geniza que j’ai fouillée en 1981.
Malheureusement, presque tout son contenu était en décomposition à cause de l’humidité du sol. Il en restait quelques fragments datant de la période précédant le départ des juifs. Des textes religieux, des livres de prières ainsi que des fragments de lettres et de livres de comptes en judéo-arabe. Certains fragments révélaient que quelques livres de prières en usage à lligh avaient été publiés en Pologne.
La recherche sur les juifs vivant parmi les berbères reste encore à faire et nous sommes conscients des lacunes qui restent à combler. Ce que j’ai essayé de montrer dans cette étude est que notre savoir sur les juifs ruraux du Maroc reste largement tributaire des stéréotypes sur le juif berbère, stéréotypes acceptés aussi bien par le colonisateur et que par les colonisés – reflétant les divisions internes existant au sein des communautés juives du Maroc sous le protectorat. Ces divisions ont été entretenues en Israël du fait de la pérennité des mythes concernant les Juifs berbères.
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