Une gravité souvent ignorée

Une objection aux thèses développées par le 'Hafetz 'Hayim peut être émise : si la médisance est grave à ce point, pourquoi est elle si répandue ?

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Gilbert Issard

Posté sur 06.04.21

La communication entre les mondes

 
Le 'Hafetz 'Hayim voit des effets supplémentaires à la médisance, qui altère la qualité du lien entre les hommes et D-ieu. La médisance a les impacts sur l’histoire juive détaillés ci-dessus, mais pas seulement; elle empêche également la bonne circulation des flux dans les deux sens. L’impact négatif sur la liaison dans le sens de D-ieu vers les hommes a été mentionné par le 'Hafetz 'Hayim plus haut. Il s’agit maintenant de voir que l’altération porte également sur les communications qui vont des hommes vers D-ieu.
 
La médisance empêche la prière d’être entendue et corrompt les propos saints et les souille avec les paroles impures, tel est le propos du Zohar. Enfin, les mondes intermédiaires sont obscurcis. Il s’agit ici d’une référence à la tradition kabbalistique qui considère que les transgressions des juifs affaiblissent les mondes intermédiaires entre celui dans lequel il vit et celui de D-ieu.
 
L’ensemble du cosmos, y compris les différents mondes qui le composent, aspire à extraire le mal du monde. Pour cela, le peuple juif a pour fonction de renforcer les mondes intermédiaires par sa prière et ses actions. La médisance pollue l’action des israélites et par conséquent, affaiblit les mondes immédiatement supérieurs, première étape vers l’Infini divin. (…)
 
Si le 'Hafetz 'Hayim fait abondamment référence aux sources kabbalistiques, son objectif est d’enrichir les conceptions mystiques en insistant sur la médisance, chose que n’ont pas fait – pour autant que je sache – ses prédécesseurs. La kabbale théurgique insistait surtout sur la prière quotidienne et plus généralement sur les bonnes actions en général.
 
Le 'Hafetz 'Hayim effectue un tournant en considérant la médisance comme un paramètre régulateur de la communication avec les mondes supérieurs. Il s’agit là d’une vision originale et personnelle de la structure du cosmos. Elle ne remet certes pas en cause les conceptions classiques de la cabale quant à la nécessité de la prière et des mitswoth pour finir l'Œuvre divine, mais elle ajoute une dimension supplémentaire : celle de la qualité et la fluidité des voies de communication avec les sphères célestes qui dépend de la qualité des propos prononcés par les juifs.
 
Réfutation d’une objection éventuelle
 
J’ai conclu que beaucoup d’hommes ignoraient en fait cet interdit. J’y ai vu plusieurs causes, pour la multitude d’une part et pour les hommes instruits d’autre part. La multitude ne sait pas en général qu’il est interdit de tenir des propos médisants même véridiques et les maîtres de Tora – même ceux à qui cela a été expliqué et démontré que la médisance, même vraie, est interdite – il y en a que le mauvais penchant a fourvoyé.
 
Le mauvais penchant et ses idées influencent et soufflent, à celui qui est en train de considérer l’homme prononçant des flatteries sur autrui, que c’est une obligation (mitswa) de corriger les hypocrites et les méchants. Parfois il lui dit : 'Untel n’est-il pas le roi de la dispute et n’est-il pas permis d’être médisant à son égard ?' Parfois il néglige l’avertissement d’autrui, voire celui de son Maître et – sous le coup de la colère – il se laisse aller à prononcer des propos médisants que lui dévoile le mauvais penchant (cf Principes 2, 3 et 8).
 
Parfois, il est imprudent dans la nature de son propos et considère que celui-ci ne rentre pas dans la catégorie de la médisance.
 
C’est par exemple le cas pour beaucoup d’hommes qui ont l’habitude – entre autres nombreuses transgressions – de médire de quelqu’un qui n’est pas un sage. Nous expliquons cela plus bas dans la partie “Principes 5”.
 
Pour résumer la chose, le mauvais penchant agit d’une de deux façons : ou bien il suggère que ce propos ne rentre pas dans la catégorie de la médisance, ou bien que pour une personne comme celle-là, la Tora ne nous a pas interdit la médisance. Si le mauvais penchant voit qu’il n’arrive pas à triompher de l’homme en la matière, il le trompe par invalidation de l’interdit.
 
Il durcit l’interdit de médisance jusqu’à ce qu’il semble à l’homme que tout relève de la médisance et dès lors, il devient impossible de vivre une vie normale en la matière sauf à se retirer complètement des affaires du monde. C’est comme la diffamation du rusé serpent qui dit (Genèse 3 : 1) : “Est-il vrai que D-ieu vous a dit : 'Vous ne mangerez rien de tous les arbres du jardin ? '"
 
En outre, beaucoup d’hommes ignorent totalement qu’il est interdit d’accepter d’écouter la médisance et même seulement d’y croire en son for intérieur, sauf dans les cas où la prudence s’impose. Beaucoup d’autres sujets vont avec celui-ci à propos de l’acceptation de la médisance et du ragot. Il m’est impossible de les expliquer ici.
 
Par ailleurs, on ne sait pas comment redresser le propos si on a transgressé l’interdit de prononcer des paroles médisantes et des ragots, ainsi que de les écouter. En plus de ces raisons, le sujet s’aggrave lorsque de lui-même, l’homme est habitué à parler avant de réfléchir et de ne pas tourner 5 fois la langue dans sa bouche, au risque que son propos rentre dans une catégorie de la médisance.
 
D’ailleurs, nous nous sommes tellement habitués à cette faute parmi toutes nos nombreuses transgressions, qu’à cause de cela – aux yeux de beaucoup d’hommes – une telle parole n’est pas du tout considérée comme une faute, même si on a dit quelque chose qui ressemble en tout à de la médisance et à du complet ragot.
 
Par exemple, celui qui dit du mal de son prochain et l’accuse en fin de compte en lui faisant honte, lorsque un autre lui demande : “Pourquoi as tu tenu ces propos médisants et ces ragots ?” Il considèrera en son for intérieur qu’il s’est comporté en juste et en pieux et n’acceptera pas du tout ces remontrances alors que ce dernier voit que cette parole constitue une manière d’agir irresponsable, parmi nos fautes nombreuses.
 
Toutes ces raisons s’expliquent par le fait que la question de la médisance et du ragot n’est pas traitée en un seul endroit où seraient expliquées la nature et les questions dans leur généralité ainsi que leurs détails, mais elles sont dispersées dans le Talmud et les premiers rabbins médiévaux.
 
Même Maïmonide dans le chapitre 7 des “Lois sur les opinions” et notre maître Yona de Gérone dans “Les portes de la repentance” – qui ont été pour nous une voie exploratoire pour cette question – ont été extrêmement brefs à la façon des premiers rabbins médiévaux et il y a aussi beaucoup de lois qui ne rentrent pas dans leur propos, comme le verra le lecteur dans le présent ouvrage.
 
Pour cette raison, j’ai rassemblé mes forces et mon courage, et me suis engagé avec l’aide de D-ieu béni soit-Il, qui accorde à l’homme la connaissance.
 
J’ai réuni toutes les lois sur la médisance et le ragot en un livre ; je les ai puisées dans tous les passages qui les expliquent dans le Talmud et les décisionnaires, ainsi que dans le détail de Maïmonide et de Moïse de Coucy et “Les portes de la repentance” de Rabbénou Yona de Gérone de mémoires bénies, car ils ont éclairé pour nous les questions concernant cette législation. J’ai également puisé des lois que j’ai trouvées dans les responsa de Joseph Qaro et les principales responsa qui se rapportent à ce sujet. […]
  
Raisons de la légèreté constatée en matière de médisance
 
Une objection aux thèses développées par le 'Hafetz 'Hayim peut être émise : si la médisance est grave à ce point, pourquoi est elle si répandue ? Par ailleurs, les rabbins n’ont eu de cesse, depuis l’époque de la Michna, de scruter, analyser, discuter, approfondir les obligations et interdits. La Michna a été compilée entre le 1er et le 2ème siècle de l’EC, il s’est donc écoulé 1700 ans avant que le 'Hafetz 'Hayim souligne la centralité et l’importance des interdits relatifs à la médisance.
 
Comment a-t-il pu être négligé à ce point, tant par les rabbins que la majorité des juifs ? L’importance de la médisance serait-elle réellement celle que lui donne le 'Hafetz 'Hayim ?
 
 
Réfutation de l’objection
 
La première cause résiderait dans la nature de l’humain, d’une prédisposition à la médisance, sorte de penchant psychologique à parler d’autrui sans se soucier du tort éventuel que cela pourrait causer. Il s’agirait alors d’une inconséquence et une légèreté dans le propos, considéré abusivement comme innocent et sans conséquence. Le 'Hafetz 'Hayim distingue deux cas, selon qu’il s’agit de gens ignorants des textes classiques, ou d’érudits. Ceux qui ignorent les textes et la loi juive ne le savent tout simplement pas, car l’accent est souvent mis sur différents aspects mais pas sur la médisance.
 
Au-delà du cadre de la loi juive, qui envisage réellement la question de la médisance comme un problème clé de l’éthique ? De plus, rares sont ceux qui conçoivent qu’écouter des propos médisants l’est également et doit être proscrit. La médisance – chez les érudits et les savants – relève d’un autre problème. Persuadés que médire d’un ignare, d’une personne peu vertueuse, n’est pas critiquable, ils s’y laissent aller. Dans cet esprit, la médisance ne serait condamnable que lorsqu’elle vise à une personne vertueuse.
 
La vertu ou l’intelligence d’une personne n’entre pas en ligne de compte. Ce serait introduire des différences de droits entre les humains, entre ceux qui sont dignes de respect et ceux qui ne le sont pas. Il y a là mécompréhension de l’interdit, inconditionnel dans tous les cas de figure, quelle que soit la personne. De plus, considérer que la médisance est un moyen d’éduquer est une erreur, ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut.
 
Enfin, la dernière raison qui expliquerait la négligence est purement technique : le sujet n’est pas traité en seul endroit dans le Talmud, ni de façon exhaustive par les très grands codificateurs de la loi qui ont précédé le 'Hafetz 'Hayim. Ce point est indiscutable : un juif observant suit un code de loi entériné par la tradition rabbinique. Dès lors que ceux-ci ne mentionnent le sujet que de façon épisodique et lapidaire, il n’y apportera pas une attention considérable et ne le mettra pas au premier rang des obligations à respecter.
 
 
Médisance et interdits de la loi juive
 
Introduction aux lois avec l’amour de D-ieu, que soit béni Son peuple Israël. De plus, D-ieu désire ardemment le bien de chacun, au point qu’Il les appelle des noms de “fils” et “part de l’Éternel” et “héritage”. Plusieurs noms affectueux nous apprennent la grandeur de Son amour pour Israël, ainsi qu’il est dit (Malachie 1 : 2) : “Je vous ai aimé, dit l’Éternel etc.” C’est la raison pour laquelle on doit éviter les mauvais comportements et en particulier la médisance et le ragot car ils mènent les hommes à la querelle et au conflit.
 
Combien de fois cela a-t il mené au meurtre, ainsi que l’écrit Maïmonide dans “Lois sur les opinions” (chap. 7, loi 1) : “Bien qu’il n’y ait pas de punition liée à cet interdit, c’est un grand péché qui a entraîné la perte de nombreuses vies au sein d’Israël”, pour cela il s’appuie sur (Lévitique 19 :16) : “Tu ne resteras pas indifférent au sang de ton prochain”. Va et apprend ce qui est arrivé à Doeg l’Iduméen et à Nob la ville des prêtres (Samuel I, 22). De plus, de nombreux maux terribles sont advenus en raison de cette attitude ignominieuse.
 
Ainsi, il est connu que le péché du serpent fut – à la base – la médisance tenue sur le Saint Béni Soit il, ainsi qu’il est dit (Genèse Raba 19 : 4) : “De cet arbre D-ieu a mangé et il a créé le monde et de la sorte le serpent a séduit Ève » , de la façon dont l’ont décrite les rabbins du Talmud (Chabath 146a) : “Le serpent vint vers Ève, eut une relation sexuelle et la souilla, c’est ce qui créa l’union prohibée. Cela entraîna également la mort pour l’ensemble du monde, ceci c’est le meurtre.”
 
Cela amena, chez le premier homme et Eve, la transgression de la volonté du Saint Béni Soit-Il. De toute façon, celui qui médit contribue par son comportement à la destruction de la création. De plus, la principale raison de l’exil d’Israël en Égypte fut a priori celle-là, comme il est dit (Genèse 37 : 2) : “Joseph allait rapportant leurs calomnies à leur père”. À cause de cela, la punition du ciel fut de même nature et le peuple d’Israël fut livré en esclavage.
 
En effet, il est dit qu’ils appelaient leurs frères esclaves ainsi qu’il est expliqué dans le Midrach (Genèse Rabba 4 : 7) et dans le Talmud de Jérusalem (Pea ch. 1, loi 1).
 
Par ailleurs, il y avait une raison qui autorisait la médisance de Joseph, ainsi que l’expliquent les commentateurs. Malgré cela, on constate que l’autorisation ne lui a été d’aucune utilité.
 
Notre exil présent trouve sa source uniquement dans ce qu’ont fait les explorateurs, ainsi qu’il est écrit (Psaumes 106 : 26-27) : “Et Il a levé la main sur eux afin de les faire mourir dans le désert, de rejeter leurs descendants parmi les nations et les disperser dans leurs pays.”
 
L’explication de Rachi sur ce passage – conforme à ce qu’a écrit Nahmanide sur l’épisode des explorateurs dans le Pentateuque (Nombres 14 : 1) – est exposée dans la Guemara Arakhin ; selon Rachi, le fondement de la faute des explorateurs fut la médisance ; de fait, les paroles qu'ils prononcèrent furent de la calomnie sur la terre d’Israël. Et parce qu’ils versèrent sans raison des larmes, ils furent condamnés aux larmes des générations futures.
 
Également, combien de maux innombrables nous ont été amenés par ce péché très grave, car tous les Sages d’Israël qui furent tués au temps de Chim'on ben Cheta – beau-frère de Ianaï le roi – le furent à cause de Ianaï, mais tout autant à cause des ragots, ainsi qu'il est dit dans la Guemara Qidouchin 66a). L’assassinat du Tana Rabbi Eliezer haModaï – qui fut aussi la cause de la destruction de la ville de Betar – fut causé par le ragot qui avait été prononcé devant Ben Koziba , ainsi qu'il est dit dans le Midrach Rabba à propos des Lamentations  (ch. 2, 4).
 
À cause de l’importance de ces maux, la Tora nous met tout particulièrement en garde contre eux dans l’interdit “ne va pas colportant le ragot etc.” (Lévitique 19 : 16), ainsi que je l’explique plus bas. Néanmoins, ce n’est pas du même ordre que la colère, la cruauté et le cynisme et les autres dispositions mauvaises, bien qu’elles aussi pervertissent la pureté de l’âme et sa forme. La Tora fait également allusion à elles à plusieurs reprises, ainsi que l’expliquent les rabbins du Talmud. Comme pour elles, il n’existe pas au sujet de la médisance et du ragot d’interdit explicite dans les 613 commandements.
 
De plus, la raison de la mise en garde de la Tora sur ce sujet de la médisance semble simple. En effet, si nous analysons avec sincérité cet ensemble de commandements concernant la médisance et le ragot, on se rend compte qu'en peu de lois, sont réunis tous les interdits et commandements positifs que l’on peut trouver concernant la relation entre l’homme et son prochain et beaucoup de ceux entre l’homme et D-ieu, ainsi que ce sera expliqué, si D-ieu veut.
 
C’est pourquoi la Tora nous a mis en garde explicitement, afin que nous ne soyons pas pris dans ce piège du mal. J’expliquerai cela avec l’aide de D-ieu, qu’Il soit béni et on en tirera au passage un grand profit pour de nombreuses autres lois. De même, peut être par ce moyen, sera vaincue la pulsion, au vu de la grandeur du trouble et de la confusion engendrée par la parole. Cela, je le commencerai pour l’homme pieux avec l’aide du Miséricordieux.
 
En premier lieu, il est nécessaire de connaître les catégories de ces lois, car la médisance et le ragot sont interdits même s’ils sont vrais, comme il sera expliqué plus bas, si D-ieu veut, d’après tous les versets (la médisance se produit lorsque l’on tient des propos faisant honte à son prochain et le ragot lorsqu’on répète ce qu’a dit une personne sur son prochain en mal ou ce qu’il lui a fait de mal). De plus, il est interdit de médire et de ragoter aussi bien en présence qu’en dehors de la présence de l’intéressé.
 
Par ailleurs, écouter par accident le propos médisant ou le ragot d’autrui – en y accordant crédit en son for intérieur, même sans le conforter par sa parole – rend le Nom de D-ieu vain accidentellement et celui qui se trouve dans ce cas transgresse l’interdit (Exode 23 : 1) de “ne pas rendre Mon Nom vain”. Pour chacun de ces cas généraux, il y a des racines et des ramifications comme dans toutes les autres parties de la Loi. D-ieu nous fera triompher par sa connaissance sur les ignares.
 
À suivre…
 
 
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