L’éloignement de la Présence divine

Être victime de médisance et impossible de connaître l’auteur de l’agression. Il n’est pas là, et pas d’interlocuteur...

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Gilbert Issard

Posté sur 06.04.21

 
Être victime de médisance a ceci de terrible qu’il est souvent impossible de connaître l’auteur de l’agression. Il n’est pas présent, il n’y a pas d’interlocuteur possible, le règne du “on dit sur toi que” s’instaure. La médisance est une voix sans sujet
 
 
La médisance éloigne la protection divine
 
Médire ne fait pas que nuire à autrui. Elle n’est pas uniquement une mauvaise manie dont il faut se débarrasser. Le 'Hafetz 'Hayim y voit une violence faite à autrui dans l’anonymat. Effectivement, la médisance est agression, puisqu’elle est faite de propos humiliants pour la personne visée. L’humiliation s’en prend à l’être même d’autrui, à sa dignité et sa personnalité. Critiquer des actes permet de progresser. Il n’y a pas d’apprentissage sans ce type de critique. En modifiant la façon de faire, la critique n’a plus lieu d’être ; la critique peut même être contestée et discutée. L’acte est sous la responsabilité de celui qui agit, libre à lui de refuser ou accepter la critique. Quelle que soit sont attitude, son intégrité d’être humain est respectée.
 
En revanche, l’humiliation n’apprend rien. Elle sabote les fondements mêmes de l’être et ne permet pas le progrès. Il s’agit d’une agression d’autrui avec la parole. La gravité de cette agression est renforcée par l’anonymat, l’agresseur reste “dans l’ombre” puisqu’il agit sans se faire connaître de la victime, en son absence. L’agressé ne peut se défendre et l’agresseur n’est pas identifié comme tel.
 
Être victime de médisance a ceci de terrible qu’il est souvent impossible de connaître l’auteur de l’agression. Il n’est pas présent, il n’y a pas d’interlocuteur possible, le règne du “on dit sur toi que” s’instaure. La médisance est une voix sans sujet, qui pour cette raison se pare du vêtement de l’objectivité. Puisque le propos n’a pas d’auteur identifié avec certitude, il ne serait pas un point de vue personnel sur une personne, mais un avis partagé par beaucoup, donc d’autant plus vrai. Après tout, “il n’y a pas de fumée sans feu”, dit une soi-disante sagesse populaire qui, en définitive, ne fait que présumer coupable un accusé. Pour ces raisons, le 'Hafetz 'Hayim considère que le médisant étant maudit, il ne reçoit plus les effets bénéfiques de l’élection. Il est rejeté par D-ieu, qui ne le protège plus. Il n’attire plus le bon “Influx” divin sur lui, mais également sur l’ensemble de la communauté.
 
Cette bonne présence divine est manifestée par la Chekhina, concept d’origine talmudique. Quelles que soient les pérégrinations du peuple juif, où qu’il soit dans le monde, D-ieu est près de lui au travers de la Chekhina. Elle n’est pas le lieu où trouver Dieu mais sa présence manifeste ou cachée. Dieu est incorporel ; une distance incommensurable Le sépare de la création et de l’homme en particulier. Or D-ieu est présent dans l’histoire juive, Il se cache et s’éloigne par moment, mais Il est derrière le cours des événements pour le judaïsme à partir du Talmud. La Chekhina (de la racine “chakhan” : résider) comble ce vide et résout cette question, en signifiant une Émanation divine bienfaisante. Le Midrach a toujours associé la présence de la Chekhina avec le mérite individuel et collectif. La médisance éloigne donc D-ieu – c’est-à-dire sa Chekhina – qui ne reviendrait qu’à la fin des temps, lors de la rédemption.
 
 
La médisance comme négation du divin
 
Le 'Hafetz 'Hayim poursuit en plaçant sur le même rang le médisant, l’impie et celui qui est “sans foi ni loi”. L’expression talmudique qui désigne une telle personne : “Kofer ba-'iqar”, signifie littéralement “le négateur de la racine”. Un médisant, de par sa parole médisante rejette et refuse le Divin en tant que source de vie et d’action autant que de sens. Le kofer ba-'iqar est celui qui s’est coupé du monde de la Tora et des commandements, dans un mouvement de refus de D-ieu. Dans cette optique, le médisant ne rejette pas D-ieu dans un mouvement intellectuel général, mais considère qu’il n’y a pas de jugement de l’homme ni du monde par D-ieu. Le kofer ba-‘iqar ne respecte pas les commandements vis-à-vis de son prochain, il lui prête à intérêt, il le vole et il médit, parce qu’il considère que D-ieu ne le voit pas et qu’il ne sera pas jugé pour ses actes.
 
Cette personne a rejoint les ennemis du judaïsme, les “apiqorsim” – terme hébraïque du mot “Épicurien”, qui désigne les philosophes grecs, en ce qu’ils nieraient que le monde ait été créé et qu’il existe un jugement divin après la mort.
 
 
Médisance et fonctionnement de l’univers
 
Plus loin dans l’introduction du présent ouvrage – ainsi que dans le livre “La préservation de la langue” – nous avons exposé toutes les paroles du Talmud, des commentateurs et du saint Zohar qui traitent de ce sujet. Qui s’en soucie et s’en inspire pour son bien verra ses cheveux se dresser sur sa tête au vu de la gravité de la transgression. La raison de cette sévérité systématique de la Tora à l’égard de cette faute semble simple : elle réveille le grand accusateur de la communauté d’Israël qui – à cause d’elle – a tué énormément d’hommes dans de nombreux états. Et c’est le propos du saint Zohar, section Peqoudé (p 264) : “Il y a un esprit dédié à la médisance."
 
Dès que les hommes commencent à médire, le mauvais esprit impur d’en haut, appelé “Sakhsoukha” se met en branle. Il porte son attention à l’agitation de médisance que les hommes ont laissé aller et cause – par cette activité de médisance – la mort et la tuerie dans le monde. Malheur à ceux qui réveillent ce Mauvais Côté, ne surveillent ni leur bouche ni leur langue et n’ont pas de crainte en la matière. Ils ne savent pas que l’agitation en bas conditionne l’agitation en haut, bonne ou mauvaise… Tous [les serpents d’en bas] médisent sur le monde afin d'agiter le grand serpent et le faire médire sur le monde. Tout ceci est provoqué par l’agitation de la médisance qui se produit en bas.”
 
Nous pouvons dire que telle est l’intention de la Guemara Arakhin mentionnée ci-dessus : toute personne qui fait de la médisance fait monter ses transgressions jusqu’aux Cieux ainsi qu’il est dit (Psaumes. 73 : 9) : “Ils mettent leurs bouches dans les Cieux et leurs langues vont sur la terre.” Ce qui signifie que certes, sa langue va sur la terre, mais sa bouche repose dans les cieux. Ainsi, on trouve dans le “Tana devé Eliyahou ” (ch. 18) que la médisance exprimée monte jusque tout contre le Trône de Gloire. Il est donc possible de saisir l’importance de la destruction que provoquent les maîtres en médisance au sein de la communauté d’Israël. Une raison supplémentaire de l’importance du dommage commis par l’intermédiaire de cette faute, vient du fait que l’homme corrompt – par des propos interdits – l’ensemble de ce qu’il dit. Après cela, il empêche toute parole sainte qu’il prononce de monter vers les mondes supérieurs.
 
Telle est la parole du saint Zohar (section Pequoudé) : “De ce mauvais esprit dépendent plusieurs tisserands qui sont en charge de fusionner le mauvais mot ou un mot impur qui sort de la bouche d’un homme et les mots saints que celui-ci prononce ensuite; malheur à eux et malheur à leur vies. Malheur à eux en ce monde et malheur à eux dans le monde à venir ! Car ces mauvais esprits prennent le mot impur et lorsque l’homme prononce des mots saints, le mauvais esprit place les mots impurs d’abord et pollue le mot saint. Ainsi, cette personne n’en retire aucun mérite et la force de sainteté est comme affaiblie.”
 
N’apparaît il pas clairement du saint Zohar que toutes les paroles de Tora et notre prière se tiennent dans l’espace des Cieux sans monter jusqu’au monde supérieur et qu’elles ne nous sont d’aucune aide pour la venue du Messie ? Lorsque l’on approfondit le sujet, on trouve encore davantage : non seulement cette faute est criminelle en elle-même – ainsi qu’il est rappelé plus haut – mais elle accroît également la corruption de tous les mondes. Elle obscurcit et réduit leur lumière par l’habitude qu’ont tant d’hommes de la répéter plusieurs centaines de milliers de fois au cours de leur vie. En effet, même une petite faute lorsqu’elle est multipliée de nombreuses fois devient en fin de compte comme les traits d’un chariot ainsi que le crie le prophète Isaïe (Isaïe 5 : 18) : “Malheur à ceux qui tirent la transgression avec les câbles du mal et le péché comme avec les traits d’une voiture” et cela ressemble aux fils de soie lorsqu’ils sont multipliés plusieurs centaines de fois.
 
Il en est exactement de même avec cette faute, qui est aggravée ainsi jusqu’à devenir très lourde. Nombreux sont les hommes qui ont l’habitude de transgresser cet interdit plusieurs milliers de fois au cours de leur vie et qui refusent le principe de s’en préserver. Sans aucun doute, les dégâts dans le monde d’en haut sont sans limite.
 
L’auteur poursuit son analyse par l’explicitation des conséquences de la médisance pour le peuple juif. En effet, le passage de la parole à des conséquences historiques n’est pas immédiat.
 
 
La médisance comme processus
 
La conception de l’univers dont il s’agit est héritée de la mystique du Zohar et de la cabale lourianique. La kabbale constitue une littérature parallèle à toute la littérature rabbinique halakhique. (…) Il n’existe pas une mais des mystiques juives. La kabbale offre une cosmologie en répondant à des questions qui ne pouvaient être traitées de manière satisfaisante dans le cadre strict des conceptions monothéistes juives. La Bible donne l’histoire du peuple juif et surtout, permet de le constituer en tant que peuple autour d’une colonne vertébrale : la Tora. Cependant, le texte biblique est extrêmement sibyllin en ce qui concerne le fonctionnement de l’univers, la façon dont D-ieu interagit avec Sa création, l’existence du mal et de la souffrance, etc. Or, analyser la médisance oblige à poser ces questions.
 
Dès lors que la médisance possède les impacts décrits plus hauts, le 'Hafetz 'Hayim se trouve face à la question des processus déclenchés par la médisance et qui aboutissent aux conséquences catastrophiques décrites. La médisance relève du domaine de la conversation. Elle n’est faite que de paroles. Malgré cela, elle serait la cause de catastrophes terribles et orienterait le cours de l’histoire. Comment expliquer ce pouvoir ? Comment articuler cela avec la conception monothéiste ? Comment D-ieu – Transcendant absolument – agit-Il sur le monde ? Comment la médisance agit-elle sur Lui ? Pour répondre à ces questions, le 'Hafetz 'Hayim considère la médisance comme un événement qui déclenche une série d’actions dans le temps, qui donnent elles même un résultat. Tel est d’une manière plus générale sa conception du fonctionnement de la création. Le texte du Zohar donné en référence exprime cette idée dans le langage de la mystique juive.
 
 
Kabbale et structure du monde
 
Entre le monde des Cieux et la création matérielle, la mystique juive a décrit les mondes intermédiaires. Ceux-ci sont peuplés de créatures, au premier rang desquelles figurent les anges et les démons. Ces créatures sont – entre autres – des voix qui influent sur les décisions divines, ou plutôt qui rapportent, questionnent et accusent dans le cas du Satan. En effet, la racine hébraïque “STN” signifie “accuser”. Un Tribunal céleste se tient en permanence afin de juger les hommes ainsi que toutes les créatures. Le Juge n’est autre que D-ieu lui-même. Les avocats, témoins et parties civiles sont les créatures célestes qui peuplent les mondes intermédiaires. Le plaignant, qui peut se défendre et se faire entendre, n’est autre que l’homme lui-même. La médisance ici-bas agite – selon le Zohar – un esprit en haut : le grand accusateur, ce qui provoque la mort et la destruction chez les hommes.
 
La symbolique est précise et chaque personnage représente une étape du processus qui commence avec la médisance et s’achève en catastrophe. Le serpent symbolise la mort et sa venue; le récit de la faute d’Adam et Ève dans la Genèse en témoigne. Il représente également la souillure et la déchéance humaine, ainsi que le rappelle le 'Hafetz 'Hayim dans la suite du texte. Qu’il soit associé aux conséquences de la médisance est cohérent. Dans la Tora, on constate qu'il pervertit la vision des choses et entraîne indirectement la déchéance, la destruction. (…)
 
À suivre…
 
 
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