Pour un simple bonjour !
Vous êtes jeunes et bien portants ; vous pouvez encore reconstruire une belle vie ensemble. Il n'y a pas de futur ici en Allemagne, Carla. Pars pendant que tu peux."
Cette histoire m'a été racontée par mon amie et voisine. Sa mère – Éva – fut nommée en l'honneur de l'héroïne juive, Erna Gantz.
***
Francfort, 1933, 8:54 du matin: Tan'hum Moché Pineas – connu sous le nom de Mor – grimpe énergiquement les marches raides en marbre de l'imposant immeuble gris qui loge le tribunal gouvernemental. Il tire la lourde porte vitrée et entre dans le petit et élégant lobby. Une fois entré, il incline la tête poliment au portier allemand, comme il le fait tous les matins. "A gutte morgen," il sourit. "Il fait froid aujourd'hui, n'est-ce pas?" Avant qu'il n'ait le temps de continuer, il sent une main se poser sur son épaule et qui l'attire en arrière.
"Monsieur… Mr. Pineas," le portier chuchota, en regardant studieusement le sol de marbre brillant. "N'allez pas dans la salle d'audience."
Mor fit instinctivement un pas en arrière. "Que se passe-t-il?” demanda-t-il. Mais il connaissait déjà la réponse.
“Ils sont … ils vous attendent. Vous allez être arrêté."
Arrêté, voulait dire la mort certaine. Mor regarda autour de lui avec attention, il savait que cela arriverait, mais il n'avait jamais pensé que cela se passerait si tôt. Hitler venait tout juste d'être nommé chancelier, mais sa dictature n'était pas encore absolue. Mor était en tête de l'accusation de la partie civile contre le haut Nazi officiel et il faisait un tel travail qu'il avait la possibilité de pouvoir gagner. Si cela était arrivé, cela aurait frappé un lourd coup – sinon fatal –à l'autorité et au pouvoir du parti nazi.
Mor était toujours méfiant. Peut-être était-ce un piège? Il jeta un regard furtif autour du l'entrée. Il n'y avait personne. "Vous êtes allemand." dit-il au portier, le regardant droit dans les yeux. "Je suis un juif. Pour quelle raison m'aidez-vous?"
Le portier s'autorisa un léger sourire qui disparu rapidement. "Mr. Pineas, de tous les gens qui passent par cette porte tous les jours – et il y en a beaucoup – vous êtes le seul qui me dit bonjour. Vous êtes le seul qui me traite comme une personne, au lieu d'un meuble. Comment pourrais-je laisser quelqu'un vous faire du mal?"
Mor saisit la main du portier pendant un quart de seconde. "Que vous soyez béni" murmura-t-il, avant de faire demi-tour et de quitter nonchalamment l'immeuble.
Mor monta dans le premier tramway qui se trouvait sur son chemin. Il y resta jusqu'à deux arrêts plus loin et descendit; il traversa la rue et monta dans un autre tramway. Il resta dans ce tramway qui traversa la ville jusqu'au Square Opernplatz. Là, il monta les marches d'une imposante demeure aux briques rouges de deux étages qui se trouvait derrière de larges haies.
La domestique ouvrit la porte. "Vous ne vous sentez pas bien, Mr. Pineas?" C'était plus une déclaration qu'une question.
"Juste un peu fatigué, Flora. Je vais bien" dit-il, en plaçant avec soin son chapeau sur le support à chapeau en acajou et en lui donnant son pardessus de fourrure. "Mais, j'ai oublié quelques papiers et j'ai dû faire tout le chemin de retour pour venir les récupérer. Où est Carla?"
"Elle prend son petit-déjeuner dans la véranda."
"Merci, Flora," répondit-il, en espérant qu'elle n'ait pas entendu les battements de son cœur.
Carla fût surprise. "Est-ce que tout va bien?" demanda-t-elle. Son cœur lui dit que ce n'était pas le cas.
"Non. Il y a un mandat de réquisition contre moi. Je dois me sauver, vite."
Il ne fallut à Clara que quelques minutes pour emballer un modeste petit sac de vêtements de rechange et quelques papiers importants. Mor embrassa rapidement sa fille Éva; ensuite, il dit au revoir à sa femme et quitta l'appartement. Il ressemblait à n'importe quel homme d'affaires pressé d'aller au travail le matin.
Carla comprit qu'au moment où la Gestapo réaliserait que son mari s'est sauvé, sa propre vie serait aussi en danger. Elle saisie son enfant, prépara une valise avec les premières nécessités et se sauva chez la fiancée de son frère, Hilda. Les Nazis ne penseraient jamais à aller les chercher là-bas.
Quand les Nazis arrivèrent quelques heures plus tard, Carla et son bébé étaient partis. La domestique n'avait aucune idée où ils avaient disparu.
Mor prit le premier train pour la Belgique. Il resta dans la maison d'un ami proche jusqu'à ce qu'il puisse obtenir un permis de travail suédois. Il alla à Stockholm, trouva un travail et loua un petit appartement. Une fois installé, il envoya un télégramme à sa femme lui demandant de le rejoindre.
Carla n'était pas intéressée. Elle assumait, comme beaucoup d'autres, que les Nazis étaient juste de passage et qu'il ne faudrait pas très longtemps avant que tout redevienne normal. Comment pouvait-elle quitter l'Allemagne qu'elle aimait tant, pour devenir une réfugiée sans le sou? Comment pouvait-elle aller vivre dans un pays où elle ne connaissait même pas la langue? Elle n'avait aucun doute que bientôt, tout redeviendrait normal et qu'elle aurait regretté d'avoir pris une telle décision à la hâte.
L'amie de Carla, Erna Gantz n'était pas d'accord. "Ta place est près de ton mari," dit-elle. "Il a besoin de toi. Tu es sa femme. La situation ici est dangereuse et cela va rester comme cela pendant longtemps. L'Allemagne n'est pas un endroit pour les juifs. Tu dois te sauver, ainsi que ton enfant. Va rejoindre ton mari."
Mais Carla avait peur. Il lui était impossible de prendre quoi que ce soit avec elle, excepté le petit sac de premières nécessités qu'elle avait emporté avec elle chez sa belle-sœur. Comment pouvait-elle tout laisser – sa magnifique demeure, les meubles antiques, héritage de sa grand-mère, les chandeliers en argent de son arrière-grand-mère, la liste était longue – et recommencer une nouvelle vie, avec rien? Comment pouvait-elle abandonner une vie entière?
"Mais tu ne laisses pas tout," argumenta Erna. "Tu as ton mari et il a toi. Ta fille a besoin d'un père. Vous êtes jeunes et bien portants; vous pouvez encore reconstruire une belle vie ensemble. Il n'y a pas de futur ici en Allemagne, Carla. Pars pendant que tu peux."
Erna remit un billet de train à Carla. "Je peux encore avoir de l'argent. J'ai acheté cela pour toi. Le train partira demain matin à six heures." Elle se dirigea vers la chambre. "Je vais t'aider à tout emballer."
Juste avant que Carla et sa fille Éva montent dans le train, Erna ôta une magnifique bague en or de son doigt et la donna à Carla. "S'il te plaît, prend cette bague," dit-elle. "Tu ne me verras jamais plus."
Alors que leur train roulait à travers la ville, Carla regarda par la fenêtre la ville de Francfort qui lui était chère. Ses yeux se remplirent de larmes à la pensée qu'elle ne verrait plus jamais sa maison.
Mor, Carla et la petite Éva passèrent la décennie suivante à Stockholm. Leur maison devint un centre de réfugié officieux. Même en Suède, Mor était actif dans un travail d'hatsala (de secours). Chez lui, au milieu de la nuit, à la synagogue, le Chabath après-midi – quand personne ne pouvait les suspecter de telles activités – les hommes falsifiaient des passeports suédois qui étaient utilisés pour sauver des réfugiés illégaux destinés à être envoyés dans les fours crématoires.
Après la guerre, la Croix Rouge amena en Suède des milliers de jeunes femmes survivantes pour des soins médicaux et pour être réhabilitées. Mor et le rabbin Israël Hazdan allaient dans les camps de déportés et accordaient une grande importance à manger un sandwich. Ils se lavaient les mains, prononçaient la bénédiction “hamotsi ” sur le pain; les bénédictions étaient dites lentement et à voix haute. Petit à petit, avec précaution, des jeunes filles s'approchaient d'eux et leur faisaient savoir qu'elles étaient juives. Nombreuses sont celles pour lesquelles ceci fut leurs premiers pas vers une réelle vie juive.
Pendant qu'elle résidait à Stockholm, Carla apprit que Erna – la courageuse femme qui l'avait convaincu de quitter l'Allemagne et qui avait aidé de nombreuses femmes à se sauver – avait été arrêtée. Carla apprit également que Erna avait mis fin à ses jours avant que les nazis n'aient pu la torturer à mort et lui soutirer des renseignements à propos des personnes qu'elle avait aidées. La communauté juive avait réclamé son corps et avait eu le privilège de lui faire un enterrement juif digne de ce nom. Elle fut enterrée dans le cimetière juif de Francfort.
Après la guerre, Carla se mit en contact avec la 'hevra qadicha (pompes funèbres) pour avoir des détails sur la tombe de Erna Gantz. On lui répondit qu'il n'y avait pas de personne portant ce nom enterrée dans le cimetière juif de Francfort. Plus tard, Carla contacta la 'hevra qadicha centrale en Allemagne, sans obtenir plus de succès. Personne n'avait entendu parler d'Erna Gantz.
Presque dix ans après – en 1957 – Carla se rendit à Francfort pour assister aux funérailles d'un membre lointain de sa famille. Durant le service, elle fut prise d'une envie de quitter les funérailles et de marcher au milieu des tombes. La Providence divine la conduit devant une tombe sur laquelle le nom de “Erna Gantz” était inscrit. Enfin, elle put réciter des prières et exprimer sa gratitude envers cette femme courageuse qui lui avait sauvé sa vie.
L'expression de gratitude ne s'arrêta pas avec quelques prières. Lorsque la petite Eva grandit, elle nomma sa fille Erna, en mémoire du sacrifice d'Erna.
L'héritage de gratitude des Pineas continue encore aujourd'hui. Les petits-enfants et arrière-petits-enfants de Mor et Carla ont entendu l'histoire de leurs grands-parents et la façon dont ils avaient été sauvés. Tout ceci grâce au respect que leur grand-père avait montré à un portier allemand.
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