Oui… je me souviens # 3

Mais si Auschwitz n'a pas suffi pour dessiller les yeux, de grâce, que faut-il ?

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René Weil

Posté sur 06.04.21

Cet article a été publié en 1979 par le Département de l'éducation et de la culture par la Tora dans la Diaspora de l'Organisation Sioniste Mondiale. Elle faisait partie de la collection "OUI", publiée à l'initiative et sous la direction du rabbin Jean Schwarz. 

À Jeanine Bloch qui a assumé tant de risques lors de mon arrestation et qui est devenue ma femme.
La leçon
 
OUI … je me souviens que je m'étais promis, juré, qu'au cas où, par miracle, je m'en sortirais, je ne vivrais pas comme avant. Comment expliquer que tant de contemporains d'Auschwitz, que dis-je, que même des rescapés des camps, aient pu reprendre purement et simplement leur style de vie antérieure ? C'est un phénomène inexplicable, peut-être aussi incompréhensible que l'événement lui-même. Comment est-il possible de vivre après Auschwitz comme avant ?
 
Je songe parfois, en mettant le matin les téfilines à mon bras gauche tatoué de mon numéro de déportation, numéro qui reste indélébile malgré les années qui passent, que peut-être, aurait-il fallu tatouer tous les hommes de la génération d'Auschwitz pour qu'ils se souviennent. Mais encore, faudrait-il qu'ils mettent les téfilines chaque matin…
 
Sans doute savons-nous que l'homme a une faculté d'oubli et d'adaptation surprenante. Je songe à un passage de la Bible qui m'a toujours impressionné : il s'agit des révoltes incessantes des hébreux dans le désert, après avoir été pourtant témoins oculaires de tant de miracles éclatants. "Est-ce faute de trouver des sépultures en Égypte que tu nous a conduits mourir dans le désert ?" (Exode 14:11). Et dès après le miracle de la Mer Rouge, le peuple se retourna contre Moïse : "Que boirons-nous ?" (Exode 15:24).
 
Mais si Auschwitz n'a pas suffi pour dessiller les yeux, de grâce, que faut-il ? Je me souviens de cette période de l'Occupation que tous ceux de ma génération ont connue. Je la revis au moins deux fois par an à la lecture des "malédictions" dans les sedaroth (sections de la Bible lues chaque Chabath) de Be'houkotai et Ki-Tavo, malédictions qui se sont réalisées sous nos yeux d'une façon hallucinante.
 
“Tu seras maudit dans la ville et maudit dans les champs… Tu seras opprimé et spolié incessamment sans trouver un défenseur… Tes fils et tes filles seront livrés à un peuple étranger et tes yeux le verront et se consumeront tout le temps à les attendre ; mais ta main sera impuissante… Tu seras en butte à une oppression, à une tyrannie de tous les jours et tu tomberas en démence au spectacle que verront tes yeux… Tu serviras tes ennemis en proie à la … faim, à la soif, au dénuement, à une pénurie absolue… Tu trembleras jour et nuit et tu ne croiras pas à ta propre vie…
 
Tu diras chaque matin : "fût-ce encore (hier) soir", et chaque soir tu diras : "fût-ce encore (ce) matin", si horribles seront les transes de ton coeur et le spectacle qui frappera tes yeux… ( Deutéronome 28) … Poursuivis par le bruit de la feuille qui tombe, ils fuiront comme on fuit devant l'épée …” (Lévitique 26: 36).
 
Oui, nous avons vécu tout cela, dans un climat de peur, de hantise, d'affolement et de désespoir ! Que n'aurions-nous donné, que n'aurions-nous promis pour avoir la vie sauve et pour assister, vivants, à la fin de ce cauchemar ! Rares sont ceux qui veulent s'en souvenir. Rares sont ceux qui ont tiré des conséquences pratiques de cette épreuve et qui ont réellement changé leur manière de vivre.
 
Le réveil avait pourtant été rude pour beaucoup. Combien de juifs français ont été tout surpris de voir leur carte d'identité tamponnée de la mention “juif” alors qu'ils se sentaient si peu juifs, qu'ils se croyaient parfaitement assimilés, qu'ils avaient coupé avec toute pratique religieuse, avec les traditions et parfois même avec les milieux juifs. Combien ont pensé, malgré le précédent des persécutions en Allemagne qui se poursuivaient depuis 1933 contre tous les juifs sans distinction, qu'eux, citoyens français depuis des générations, ayant fait la guerre, souvent décorés, ne risquaient rien. 
 
Ils assistaient en spectateurs et dans une fallacieuse sécurité aux rafles et à l'internement, puis à la déportation des juifs étrangers. Combien se sont retrouvés au camp, tout étonnés de s'y trouver au milieu de ces juifs ramassés dans toute l'Europe et dont ils se sentaient si éloignés, si étrangers. Pour certains, il y avait longtemps qu'ils vivaient en marge de toute communauté juive : ils n'avaient jamais éprouvé le besoin d'apprendre, de connaître, de chercher à savoir ce qu'était et ce que représentait ce judaïsme dont on les accablait à présent.
 
Je me souviens de tant de confidences que des camarades m'ont faites là-bas : ils avaient pris toutes les précautions pour mettre leur fortune en sécurité, mais ils avaient négligé leur propre sécurité et surtout celle de leurs enfants !
 
Est-il possible que tant de leçons si chèrement payées n'aient servi à rien et qu'aujourd'hui, avec la même insouciance, avec la même inconscience, tant de juifs à travers le monde négligent leur propre sécurité et l'avenir de leurs enfants ? "L'avenir de leurs enfants" : nous avons perdu, de la façon la plus atroce deux millions d'enfants ! Personne, en vérité, n'a réalisé, n'a mesuré l'énormité, la gravité de cette perte ni ses répercussions. Après la guerre, nous avons pleuré nos morts, nous avons fait l'inventaire de nos pertes matérielles, nous avons réclamé des indemnisations.
 
Nous n'avons pas su décréter un état d'urgence, dresser un plan de salut public, donner la priorité des priorités au sauvetage des enfants qui nous restaient et de ceux qui allaient naître.
 
Nous avons reçu de la part de nos pires ennemis une double et magistrale leçon : celle de notre inéluctable solidarité de destin, de quelque bord, de quelque origine, de quelque classe sociale que nous soyons, et celle de l'extrême vulnérabilité, de la valeur inestimable de nos enfants : nous ne l'avons pas comprise !
 
Vivre après Auschwitz
 
Pour ma part, c'est une double leçon que j'ai rapportée de ma déportation. J'ai eu la preuve irréfutable, tangible, que tout était possible. Ce fut pour moi une sorte de révélation. Auschwitz n'a pas été un phénomène banal, un accident de parcours dans l'histoire de l'humanité, un épisode, un hasard. Pour sa conception, pour sa réalisation, pour son succès, les élucubrations de quelques fanatiques névrosés ne suffisaient pas.
 
Il a fallu la collaboration enthousiaste et complète d'hommes de tous les milieux, d'intellectuels, de politiques, d'industriels et de militaires, d'hommes de science et de techniciens ; il a fallu le concours de toutes les forces vives de la nation.
 
Je me souviens que pendant quelques semaines je travaillais dans une usine située en dehors du camp. Pour y parvenir, nous devions traverser des quartiers habités, et les passants regardaient, curieux, amusés, souvent hargneux, rarement compatissants, défiler ce cortège misérable de déportés décharnés, aux uniformes rayés délabrés, grelottant de froid, encadrés par les S.S. hurlants qui les poussaient et les frappaient. De même, à l'usine, les ouvriers autochtones voyaient et savaient. C'est au vu et au su de toute une population que se déroulait le drame, et l'immense majorité approuvait.
 
Oui, tout est possible si Auschwitz l'a été. Cette idée, qui a germé en moi là-bas, s'est renforcée au cours des années et malheureusement elle s'est vérifiée dans bien des domaines et sous bien des horizons. Il y a eu en moi quelque chose d'irrémédiablement cassé, à savoir la confiance en l'homme, confiance si profondément juive et qui explique en grande partie ce qu'on a si injustement appelé la lâcheté des juifs se laissant arrêter, emprisonner, déporter et brûler.
 
Avant d'arriver à Auschwitz, personne ne pouvait se douter de ce qui nous attendait ; personne ne pouvait l'imaginer et même là-bas, je me souviens avec quel scepticisme j'ai accueilli les récits que nous faisaient les anciens.
 
Que l'on puisse atteindre un tel degré de cruauté, de barbarie, de sadisme dépassait l'entendement et détruisait l'image que nous avons tous en nous, et du monde et de l'homme. C'est cette confiance en l'humain qui nous a empêchés de prévoir et de comprendre ce qui se tramait. Mais le voile une fois déchiré, la preuve éclatante faite, la conclusion s'imposait, logiquement, terrible dans sa logique : tout est possible aujourd'hui même et tout sera possible demain.
 
Alors, prendre à la légère des signes avant-coureurs de néo-nazisme, d'antisémitisme, de fascisme, c'est de l'inconscience après l'épreuve que nous avons subie. Rester passifs, subir une fois encore, mais cette fois-ci, sachant ce que nous savons, serait de la lâcheté. Oui, cette fois-ci ce serait de la lâcheté !
 
La seconde leçon qui s'est imposée à moi, c'est celle de notre solitude, de notre lamentable, profonde, complète solitude. Nous avons été, comme tant de fois dans notre longue histoire, le bouc émissaire, le cobaye, le précurseur. On a commencé par nous ; d'autres ont suivi, ont souffert comme nous, mais nous avons été au début, nous avons été pendant et nous sommes restes après, seuls, affreusement seuls.
 
Certes, dans nos épreuves, nous avons toujours bénéficié d'appuis, de secours, de dévouements, d'aide généreuse et spontanée. Mais la preuve est faite que nous ne pouvons compter sur ce secours extérieur : il arrive toujours tardivement, il est trop limité et il est insuffisant. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes et nous devons le comprendre. L'adage “qui sera pour moi, si ce n'est moi”, est devenu un impératif non seulement à l'échelle individuelle mais aussi à l'échelle de notre peuple.
 
Les deux leçons conjuguées m'ont amené, après mon retour, à militer, à m'engager pour mon peuple, sous toutes ses formes, pour ma communauté, pour ses oeuvres, pour Israël. Je n'y étais, en réalité, ni prédisposé ni préparé. Mais j'ai considéré que les années que je vivrai dorénavant constituaient un "rabiot" de vie, que ce "rabiot" ne m'appartenait pas exclusivement, que je n'avais pas le droit de l'utiliser comme je l'entendais, que d'ailleurs il n'avait de raison d'être que si je lui donnais un sens.
 
C'est ainsi, qu'au détriment d'une activité professionnelle que j'aurais pu étendre, d'une vie familiale dont j'aurais pu jouir plus exclusivement, de loisirs plus nombreux et variés, j'ai consacré une partie importante de mes forces, de mon temps, de mes moyens, à mon peuple dont je connaissais et ressentais l'extrême solitude, à ce peuple toujours en butte à tant de difficultés, à tant de dangers, à tant d'attaques, à mon peuple si seul. Et tout naturellement d'Auschwitz, à travers ces diverses activités, ma route m'a menée vers mon pays : Israël.
 
Oui… je me souviens de ce sentiment de solitude qui a persisté après Auschwitz. Lorsqu'à mon retour, j'ai appris que le monde avait su et n'avait rien fait, j'ai eu la confirmation aveuglante et traumatisante de notre infinie solitude. Et ce sentiment n'a fait que croître au cours des années. La tragédie des D.P., déportés survivants après la guerre, végétant dans les camps après leur libération, ne sachant ou aller et dont personne ne voulait, ballottés sur l'Exodus ou sur d'autres rafiots à travers les mers, reste vivante à mon esprit; elle est hautement symptomatique.
 
Ainsi, après Auschwitz, après tant de millions de morts dont au moins quelques centaines de milliers auraient pu être sauvés, alors que bien haut on clamait et on célébrait la fin du fascisme, du racisme et de l'antisémitisme, les États, champions du droit et de la liberté, fermaient à nouveau leurs portes à ces quelques rescapés. La preuve était faite, à nouveau, que personne ne voulait d'eux et qu'on leur refusait même le havre de sécurité dont ils rêvaient. En 1945 comme en 1939, les portes de la Palestine leur étaient fermées… comme si rien ne s'était passé.
 
Ce sentiment de solitude ne s'est pas démenti, malgré la création de l'État d'Israël, malgré l'enthousiasme et la sympathie que tant d'hommes, de femmes et de jeunes à travers le monde lui ont témoigné au cours des années. À toutes les heures cruciales, à tous les moments décisifs, Israël, au sein de la communauté mondiale, Israël, juif des nations, s'est trouvé seul.
 
Il arrive un moment où la moindre goutte fait déborder la coupe pleine. La guerre des six jours, avec son préambule de plusieurs semaines d'extrême tension et le renversement de la politique française à l'égard d'Israël, furent ces ultimes gouttes. Le déclic s'était déclenché en réalité et en profondeur lors de mon premier voyage en Israël en 1963.
 
Jamais, depuis la guerre, je n'avais aussi intensément pensé à ma déportation qu'au cours de ce voyage. Une idée me hantait sans cesse : si mes anciens tortionnaires voyaient cela, une jeunesse pleine de vie et d'enthousiasme, des réalisations surprenantes dans tous les domaines, un peuple libre, fier, confiant en l'avenir, qui reconstruit son pays.
 
Je me souviens d'un jeune kapo, particulièrement brutal et cynique, nous disant : "Juifs, l'avenir est sombre pour vous". Et, du geste de l'a main, il imitait la fumée qui s'élève, celle des fours crématoires ! La solution finale : oui, elle a bien failli réussir, elle a même parfaitement réussi, partiellement. Mais la résurrection d'un État juif, après 2000 ans, précisément au moment le plus dramatique de notre histoire, au creux de la vague, alors que notre peuple se trouvait amputé d'un tiers de ses enfants, alors que les principaux centres de la culture et de la foi juives étaient anéantis, quelle leçon, quelle espérance !
 
C'en était fini de cette solitude qui pesait individuellement sur chaque juif ; aucun juif ne pouvait plus se sentir isolé, seul, à la merci du caprice des peuples. Un autre Auschwitz ne pouvait plus être pensable, réalisable en catimini, dans le silence et avec la complicité du monde. Il y avait désormais un coin de la terre où nous étions chez nous, où chaque juif pouvait venir vivre, vivre une vie d'homme libre à part entière. Et ce coin de terre n'était pas artificiellement nôtre ; il suffisait de gratter le sol pour y découvrir les vestiges authentiques de notre histoire.
 
Ce n'est pas ici qu'il convient de dire tout ce que représente Israël pour chaque juif et aussi pour toute conscience humaine. Mais pour un ancien déporté, il y a plus, à condition qu'il se souvienne.
 
Libéré par l'armée soviétique, je suis revenu en France sur un croiseur britannique, d'Odessa à Marseille, le 10 mai 1945. Le 10 mai 1975, trente ans après, jour pour jour, j'ai retraversé la Méditerranée, de Venise à Haïfa, pour m'installer définitivement en Israël : la boucle était bouclée.
 
À mes camarades
 
OUl… je me souviens de tant de camarades qui ont péri là-bas, parfois d'une façon spectaculaire, pendus au bout de la potence qui se dressait dans le ciel bas et lourd de l'hiver polonais, ou encore battus à mort devant l'ensemble des déportés, figés sur la place d'appel, sur cinq rangs, les premiers à genoux pour que tous puissent suivre le “spectacle.”
 
Mais le plus souvent ils ont connu une mort anonyme, banale. Morts d'épuisement, de maladie ou tout simplement sélectionnés au cours d'une des inspections régulières. Et pourtant, combien de souffrances, combien de courage, que dis-je, quelle somme d'héroïsme accompagnaient ces morts anonymes !
 
Je me souviens de ces camarades qui, pendant des mois, ont tout supporté, ont tout enduré, et qui, subitement, ont flanché et ont disparu en quelques jours. Je me souviens de l'arrivée des déportés de Hollande, pleins d'optimisme et de courage, méticuleux, coupant leur pain en fines lamelles pour qu'il dure longtemps et qui ont si mal résisté à la faim et aux durs travaux.
 
Je me souviens de l'arrivée des déportés hongrois, resplendissants de santé, de grands gaillards robustes qui, en quelques semaines, se sont métamorphosés en “musulmans”, terme consacré pour désigner les êtres squelettiques mûrs pour la chambre à gaz.
 
Je me souviens de mes compagnons de voyage, dans les wagons à bestiaux de Drancy à Auschwitz, dont la plupart ont été gazés à l'arrivée. Parmi eux, ces deux jeunes femmes qui certainement auraient survécu, du moins à la première sélection, si elles n'étaient pas descendues du wagon en donnant la main à deux enfants en bas âge qu'elles avaient “adoptés” à Drancy parce qu'ils avaient été ramassés seuls, sans leur famille.
 
Je me souviens de ces camarades pleins de vie, d'optimisme et de confiance, qui faisaient des projets d'avenir et des menus succulents alors que nous étions en quarantaine, fraîchement arrivés a Auschwitz, en attendant une affectation ; ils n'ont pas survécu.
 
Témoin oculaire je dépose ici, à la barre du Tribunal de l'Histoire, de la façon la plus formelle, avec une totale franchise avec force, en âme et conscience que c'est avec courage et avec dignité qu'ils sont morts.
 
Que leur souvenir soit béni.

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