Secrets partagés

"Merveilleux !" fut la seule réponse que Batya put prononcer. Enfin, on la croyait. Elle était prête à danser de joie de se savoir malade, plutôt que folle.

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Debbie Shapiro

Posté sur 27.11.23

 La douleur était insupportable. Épouvantable. Il était impossible de l’ignorer. Elle était imprégnée dans chaque fibre de son être et cela l’épuisait, elle était l’ombre d’elle-même.
Silence. Elle désirait le silence. Au lieu de cela, la machine – ce petit monstre bleu – émettait un “bip” constamment (on aurait dit un cri) pendant qu’elle contrôlait en même temps la quantité de médicament qui pénétrait dans ses veines. Ensuite – à chaque fois qu’elle réussissait à ignorer le bip constant et après avoir pris une pilule pour calmer la douleur – elle s’endormait nerveusement.
À intervalles réguliers, un docteur, une infirmière, ou un technicien apparaissaient et avec un sourire forcé disaient: “Bonjour (ou “bonsoir” ou “bon après-midi”) Mme Kohn. Nous sommes là pour vérifier votre pouls (ou prendre votre sang ou vous faire un autre test. Il n’y avait pas de limite à leur créativité).
Batya Kohn ouvrait ses yeux, respirait très fort, s’étouffait à cause de la faiblesse de ses poumons et essayait de sourire. Elle devait sourire. C’était son support de normalité vers le monde qui fut le sien, autrefois.
Le cauchemar avait commencé il y a quatre semaines, un vendredi après-midi. En fait, cela avait commencé plusieurs mois auparavant. Batya avait simplement pensé qu’elle ne se sentait pas bien, ou qu’elle ne faisait que ressentir – à vingt-neuf ans – les premiers tiraillements de la trentaine. Les docteurs ne cessaient de lui dire que ce n’était rien, qu’elle était trop sous tension et bien trop seule, qu’elle devait se marier, qu’être une mère célibataire l’accablait et qu’elle avait désespérément besoin de vacances.
Une des femmes d’une organisation locale de charité avait organisé pour Batya une semaine dans un hôtel de luxe. Une autre personne s’était arrangée pour trouver des familles pour s’occuper des enfants de Batya pendant qu’elle serait absente pour que “son énergie revienne”. Ainsi, Batya avait passé une semaine à essayer de se reposer, à manger plus que de raison et à bavarder à propos de tout et de n’importe quoi avec les autres femmes.
En même temps, elle était inquiète pour ses enfants – c’est tout ce qu’elle avait – et elle espérait qu’elle serait assez forte pour retourner chez elle pour s’occuper d’eux, au lieu de passer du bon temps dans un hôtel.
Mais quand Batya retourna chez elle, elle était toujours aussi fatiguée, aussi épuisée qu’avant ses vacances. Elle était incapable de s’occuper de quoi que ce soit, absolument rien. Elle pouvait tout juste se préparer une tasse de café, et s’occuper toute seule de sa famille.
Batya passa ce vendredi matin allongé dans son appartement en se demandant de quelle façon elle allait bien pouvoir se débrouiller pour préparer Chabath. En fait, il n’y avait pas grand chose à faire. Les voisins avaient envoyé des plats mijotés et une fille du séminaire local était venue ce matin-là nettoyer son appartement (Oh, comme elle pouvait ressentir la pitié dans ses yeux!). Cependant, elle devait arranger les habits des enfants – repasser les chemises blanches des garçons, s’assurer que les chaussettes étaient assorties, et repriser les chaussettes blanches de sa fille. Les chaussures devaient également être nettoyées.
À trois heures, Batya réalisa qu’elle ferait mieux de commencer à faire quelque chose. Après-tout, combien de temps une femme en bonne santé pouvait-elle rester au lit? Elle enfila rapidement une robe et posa une nappe blanche sur la table. Elle prépara les bougies de Chabath et commença à préparer les habits des enfants. Pour la première fois de la semaine, elle s’activait dans la maison au lieu de rester coucher au lit à regarder un livre, qu’elle était incapable de lire.
C’est arrivé quand elle était entrain de repasser la chemise de Chabath de son plus jeune fils. Sa tête explosa, se brisant en million, billion de petits morceaux d’agonie. Son corps en entier entra en spasmes et tous ses muscles se contractèrent. Elle avait la sensation que tout son être entrait en phase finale du travail d’accouchement. Ensuite elle se mit à vomir. Elle ne pouvait plus s’arrêter. Elle vomit jusqu’à se vider; elle continua à vomir de la bile, encore et encore…
Après des efforts incroyables, Batya arriva à atteindre le sofa. Elle voyait tout en triple. Les tables, les chaises et les jouets tournoyaient partout; interminablement, elle était saisie par des vagues irrésistibles de douleurs et un profond gouffre de crainte qui menaçaient de l’engloutir de ses énormes tentacules. Cela lui faisait penser à l’énorme monstre fou avec ses nombreux toboggans qui se trouve de l’autre côté de la ville; elle y avait amené une fois les enfants lors d’une sortie spéciale.
Batya leva sa main et la porta à son visage. Elle vit trois mains – quinze doigts parfaits – dansant de manière grotesque devant ses yeux. Sa main devint molle lorsqu’elle ferma ses yeux et vomit, de nouveau, encore et encore et encore – et encore.
Lorsque la voisine arriva une demi-heure – ou une heure – plus tard, elle trouva Batya recroquevillée sur le sofa, ses yeux fermés, vomissant sans fin. “Est-ce que ça va?” demanda-t-elle, (“Le stress d’élever ses enfants toute seule la rend véritablement malade” pensa-t-elle.)
Elle haleta: “J’ai mal partout” et elle vomit de nouveau.
Batya souffrait tellement qu’elle ne pouvait pas soulever sa tête du coussin; la voisine alluma les bougies de Chabath pour elle. Batya était trop faible même pour dire merci. Elle avait l’impression que des millions de marteaux – ou plutôt des enclumes de fer lourd – la fouettaint sans cesse dans son cerveau. Chaque fois qu’elle ouvrait ses yeux et qu’elle voyait tout tourner autour d’elle – en triple – elle s’étranglait et vomissait, de nouveau.
Le docteur, son voisin vint ce soir-là, en allant à la synagogue. “Un cas d’infections d’estomac” fut son diagnostic, c’est du moins ce qu’il lui dit. Aux voisins, il gloussa doucement de la langue et dit qu’il n’avait rien vu et que le stress et la solitude expliquaient sans doute un tel état.
Pendant que les enfants mangeaient chez les voisins ce soir-là, Batya se débrouilla pour ramper (tout en vomissant tout le long) jusqu’à la salle de bains. Quand la voisine apparu quelques heures plus tard pour voir comment Batya allait, elle la trouva couché dans une piscine de vomi et de sang, entrain de vomir.
Batya passa les quatre jours suivants à l’hôpital. Après des tests sans fin (qui  ne montrèrent rien d’anormal), le personnel de l’hôpital était incapable de produire un diagnostic. Ils conclurent que les symptômes de Batya étaient psychosomatiques et qu’elle vivait trop sous pression.
Batya rentra chez elle et essaya de se remettre d’aplomb. Mais elle ne pouvait pas. Pourtant, elle le voulait vraiment. Mais elle était trop épuisée. Les problèmes qu’elle avait toujours considérés comme des défis étaient maintenant des obstacles impossibles qui la menaçaient jusqu’à l’accabler et l’engloutir. Aussi, elle retourna dans son lit dans l’attente veine de recouvrir sa force, jusqu’à la veille de Chabath – de nouveau – où la maison devait être de nouveau prête et les habits des enfants repassés.
Cette fois-ci, Batya se débrouilla d’appeler une amie au moment où elle sentie les explosions comme-ci le monde devenait noir. “Je meurs,” elle haleta, avant de laisser tomber le téléphone sur la table et de s’effondrer sur le sofa.
Batya ne se souvient plus comment elle s’est débrouillée pour arriver jusqu’à la maison de son amie. Elle croit qu’elle a été entraînée par la voiture. Elle a le vague souvenir d’avoir été allongé sur le sofa durant le repas de Chabath, espérant que tout le monde serait silencieux – elle avait l’impression que sa tête était en feu – et qu’elle allait arrêter de vomir. Elle se mordit les lèvres pour s’empêcher de hurler.
“Batya,” lui dit gentiment l’ami de son mari, “Quelquefois quand on se sent accablé par les émotions et que l’on se sent incapable de se débrouiller, notre corps réagit de cette manière. Tu dois commencer à te donner des messages positifs. Si tu penses de manière positive, tu te sentiras mieux.”
Batya voulait expliquer que même si elle désirait réellement penser de manière positive, il lui était tout simplement impossible de penser. La douleur l’engloutissait, ne laissant aucune place au luxe de penser. Au contraire, elle était accablée par une autre vague de nausée et ferma les yeux pour échapper à la triple vision vertigineuse autour d’elle.
Quand Batya commença à tousser du sang plusieurs jours plus tard, elle ne se donna même pas la peine de le dire à qui que ce soit. Elle était certaine qu’il ne s’agissait encore là que du fruit de son imagination et qu’elle n’avait pas encore atteint l’art subtil de penser positivement. Après tout, tout le monde insistait sur le fait qu’elle était en bonne santé.
Quand Batya se rendit chez un spécialiste quelques jours plus tard, tout le monde était sûr que le docteur allait confirmer leur soupçon – Batya faisait une dépression nerveuse. “Je gare la voiture et je te rejoins dans le bureau” lui dit son amie qui la déposa juste devant l’hôpital. Usant d’une force qu’elle ne s’imaginait pas posséder, Batya arriva à sortir de la voiture. Elle avait appris à regarder la réalité à travers la brume épaisse qui embuait ses yeux –  et dans laquelle dansait tout ce qu’elle voyait en triple – comme rien d’autre que le fruit de son imagination; les signes psychosomatiques du stress et du manque de positivité.
Quand le docteur demanda à Batya de décrire ce qui la dérangeait, tout ce qu’elle pouvait répondre fut, “Tout.” Elle avait peur de faire la liste de ses plaintes; de plus, cela lui demandait de l’énergie juste pour continuer à respirer. “Pourquoi parler quand personne ne me croit?” pensa-t-elle.
Aussi, elle lui tendit le rapport de l’hôpital, à la place. Le docteur passa quelques minutes à le lire. “Mme Kohn,” dit-il, “vous êtes une jeune femme en très bonne santé.”
Baroukh Hachem” arriva-t-elle à souffler. Pourtant, elle ne se sentait certainement pas en bonne santé.
Cependant, quelques secondes après l’avoir examiné, le docteur reposa son stéthoscope et – avec un air sérieux empreint sur son visage – il dit: “Mme Kohn, vous êtes une jeune femme malade. Vous devriez être hospitalisée immédiatement.”
“Merveilleux,” fut la seule réponse que Batya put prononcer. Finalement, quelqu’un la croyait. Elle était prête à danser de joie de se savoir malade, plutôt que folle.
Les deux semaines qui suivirent cet entretien avec le docteur firent entrer Batya dans un monde qu’elle ne connaissait pas. Tout doucement, Batya s’était sentie s’évanouir de la réalité. Le monde autour d’elle semblait danser grotesquement, en triple chorégraphie parfaite, dans la lumière, et le noir, et la lumière de nouveau. Le docteur lui dit que son état était extrêmement précaire.
Des caillots de sang vibraient tout le long de son corps. Certains se trouvaient dans son cerveau, d’autres avaient paralysé les muscles d’un œil, pendant que plusieurs centaines s’étaient logées dans ses poumons. Selon les statistiques, elle pouvait avoir une insuffisance cardiaque. Et, si elle était très, très chanceuse, elle n’en aurait pas.
*  *  *
Le miracle commença quelques jours avant la fête de ‘Hanouka. Batya était allongée – parfaitement immobile – afin de ne pas ajouter au stress  supplémentaire à son cœur. Elle essayait de remuer ses orteils afin de prévenir la formation de caillots dans ses jambes. Elle observait l’obscurité. Un homme entra dans la chambre en jouant une mélodie de ‘Hanouka sur son violon.
‘Hanouka?” demanda Batya à une amie que était venue lui rendre visite. Le cauchemar avait débuté avant Roch Hachana.
“Nous sommes le vingt du mois de kislev; encore quelques jours et ce sera ‘Hanouka” lui répondit l’amie.
“La première nuit de ‘Hanouka,” Batya répéta. “L’année prochaine, la première nuit de ‘Hanouka, je la célébrerai! Je ferais la fête pour me réjouir d’être encore en vie et d’être en bonne santé!” prédit Batya.
Quand Batya quitta l’hôpital deux semaines plus tard, elle avait perdu vingt kilos et avait tout juste la force de marcher du taxi à son appartement. Les mois qui suivirent furent – d’une certaine manière – plus difficile que les semaines qu’elle avait passées, à moitié consciente. Elle voulait (oh, combien le voulait-elle…) revenir à une vie normale, mais les docteurs l’avaient prévenu: elle devait se reposer.
Les voisines et les étudiantes du séminaire venaient l’aider à tour de rôle pour s’occuper des enfants; d’autres personnes – des femmes de ménages – s’occupaient de la maison. Mais Batya était heureuse: finalement les gens la croyaient. Elle n’était pas folle et elle avait hâte de redevenir ce qu’elle avait été.
À chaque fois que Batya voyait son amie – celle qui lui avait rendu visite le jour où le musicien était entré dans la chambre en jouant une mélodie de ‘Hanouka – elle souriait et murmurait: “Nous allons faire une fête. Tu te souviens?”
Quelques jours avant Roch Hachana, une des voisines suggéra un chidou’h. Batya sourit. Elle ne pouvait pas s’imaginer se marier de nouveau. Ses enfants étaient trop jeunes et elle était trop occupée à apprécier la vie. Elle avait traversé trop de douleur et investi tellement d’énergie à créer une maison remplie de chaleur et d’amour. “Non,” répondit-elle fermement à la voisine, “Je ne suis pas intéressée. Je suis très heureuse de ma vie.”
Cependant, la veille de la fête de Soukoth, Batya se vit entrain d’appliquer soigneusement du rouge aux lèvres et coiffer sa perruque, tandis qu’elle se préparait à rencontrer un jeune veuf avec cinq jeunes enfants. Bien qu’elle continuait à se répéter qu’elle trouverait poliment une raison pour partir, elle se trouva étrangement excitée à l’idée d’aller au rendez-vous.
Après presque deux mois de rencontre, Batya s’entendait prononcer des phrases comme: “Si je décide de me marier alors…” Elle devenait rouge à chaque fois qu’elle disait ces mots. Elle arriva à la conclusion qu’elle ferait mieux de se décider si oui ou non elle allait se marier avec Avraham.
À deux heures trente cinq du matin – un certain 19 du mois de kislev – Batya et Avraham ont décidé de construire leur vie ensemble. Ils étaient tellement remplis de joie d’avoir trouvé leur âme sœur qu’ils n’avaient pas remarqué que dans quelques jours, ce serait bientôt ‘Hanouka.
Le lendemain matin, Batya et Avraham informèrent leurs amis de leur importante décision. Ce soir-là, les voisins préparèrent une petite fête pour leurs fiançailles. Tout le monde chantait, dansait et pleurait. Au beau milieu de la fête, les femmes commencèrent à parler de tout ce que Batya avait enduré cette année-là.
C’est à cet instant que Batya se souvint. Elle jeta un coup d’œil à son amie. Elles se regardèrent, sourirent et… éclatèrent en sanglots.
Il y a des secrets qui sont trop sacrés pour être partagés.

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