Nous vivons une époque dans laquelle la technologie a pris une place importante et où copier des œuvres originales est devenu une activité habituelle et qui n'exige presque aucun effort. Il fut une période où les manuscrits et autres livres devaient être recopiés d'une façon laborieuse, à la main. De nos jours, nous pouvons produire la copie d'une œuvre d'une qualité parfaite en seulement quelques minutes. De plus, les copies ne se limitent pas aux ouvrages sous forme écrite. Les cassettes audio, les vidéos, les programmes d'ordinateur… peuvent tous être reproduits rapidement, d'une façon efficace et peu coûteuse.
L'objectif de cette série de deux articles est d'analyser les implications halakhiques qui concernent la reproduction ou l'utilisation de copies non autorisées. Nous étudierons également s'il existe des précédents qui pourraient servir comme motifs pour la protection des droits d'un auteur ou d'un créateur.
Il existe une littérature halakhique abondante qui détaille les droits – et les limites – d'une œuvre original d'un auteur. Cela ne saurait nous surprendre : le peuple du Livre a toujours été préoccupé par la question du type de protection qui peut être accordé à un auteur ou à un éditeur.
En ce qui concerne les questions relatives au “copyright”, le matériel halakhique peut être divisé en deux catégories :
La première catégorie regroupe les ouvrages qui traitent des droits d'un imprimeur qui a publié un ouvrage dans le domaine public (par exemple : le Talmud, le Ramban…). La deuxième catégorie regroupe les ouvrages qui fournissent une protection pour les créateurs de travaux originaux.
La protection des imprimeurs
L'attrait restreint des livres, lié aux dépenses importantes à engager pour leur impression, ont contribué au besoin de mesures protectionnistes afin de permettre à un éditeur de récupérer son investissement. À cette fin, des interdictions rabbiniques furent émises contres les imprimeurs qui désiraient entrer en compétition et imprimer le même ouvrage. La portée de ces interdictions est l'objet d'un débat féroce.
Les aspects principaux qui sont l'objet de ce débat sont les suivants :
La durée de l'interdiction (entre trois et vingt-cinq années) ; le sujet visé par l'interdiction (l'imprimeur ou l'acheteur) ; l'étendue géographique de l'interdiction (le pays de l'imprimeur, le monde entier). Ces sujets ont produit une littérature halakhique considérable.
Les ouvrages qui sont regroupés dans la première catégorie n'abordent pas les droits d'un auteur ou d'un créateur d'une œuvre originale. Les interdictions mentionnées ci-dessus – ou “monopoles limités” – partagent comme objectif la viabilité économique d'un éditeur et non pas la protection de la créativité d'un auteur.
Le copyright des œuvres dans le domaine public
L'étude superficielle des approbations rabbiniques émises entre les 17ième et 19ième siècles – et qui sont le plus souvent imprimées dans la préface des ouvrages rabbiniques – révèle que ces approbations servent deux propos distincts.
Dans un premier temps, la personne qui rédige l'approbation appose un “cachet officiel” sur l'ouvrage en question afin de témoigner de l'érudition et de la compétence de l'auteur. Dans un deuxième temps, l'autorité rabbinique déclare une interdiction conte la publication pendant une durée précise du même ouvrage par un éditeur différent. Selon Rabbi Moché Sofer (Responsa 'Hatam Sofer, 'Hochen veMichpat, 41), l'apparition de cette pratique remonte à un incident qui eut lieu au 16ième siècle et qui avait concerné deux éditeurs concurrents qui avaient imprimé le Michné Tora du Rambam.
Rabbi Meir Katzenellenbogen (plus connu par son acronyme, Maharam) de la ville de Padua (Italie), avait publié en 1550-1551 une édition du Michné Tora. Presqu'en même temps, un éditeur rival non juif, Marcantonio Justinian, imprima une autre édition du Michné Tora ; l'imprimeur non juif mit son édition en vente à un prix inférieur (d'une pièce d'or) que celui de l'édition de Rabbi Meir Katzenellenbogen.
Rabbi Moché Isserles (le Rama) examina le litige (Responsa 10). Il invoqua la règle de “Hassagath Gue'voul”, la législation du droit juif qui protège les droits commerciaux de la personne contre la compétition excessive, en déclarant un ban contre toute personne qui achèterait l'édition de Marcantonio Justinian du Michné Tora.
Selon le rabbin Sofer, c'est cette décision du rabbin Isserles qui ouvra l'ère des “'Asqamoth” (lettres de recommandation) qui mettent en pratique, avec la force de bans ou d'excommunications, la protection des droits des éditeurs d'ouvrages religieux.
Comme preuve du bien-fondé de la théorie du rabbin Moché Sofer, il faut noter que seulement trois années après la controverse du Michné Tora, le synode rabbinique de la ville de Ferrara (Italie) promulgua une loi selon laquelle la première édition de chaque livre écrit par une personne juive devait recevoir l'approbation de trois rabbins. Il est intéressant de savoir que c'était Rabbi Meir Katzenellenbogen qui dirigeait la liste des signataires de cette loi (Encyclopédie Pa'had Yits'haq, vol.10, p. 157b, Taqanoth che'nitqinou).
Une lecture attentive de cette promulgation permet de relever toutefois que son objectif principal n'était pas de protéger les droits des éditeurs, mais plutôt d'empêcher la publication de livres dont le contenu n'aurait pas été jugé approprié. Le rabbin Batzri (Te'houmin, vol. 6, 5745, p. 179) suggère cependant que la protection des éditeurs a bel et bien pu être à l'origine de cette loi. Le fait que la compétition peu équitable du monde de la publication ne soit pas mentionnée, indiquerait simplement la volonté de la part de ces autorités rabbinique de ne pas envenimer les relations entre les communautés juives et non juives.
Ironiquement, même si le 'Hatam Sofer considère le ban du rabbin Isserles comme le modèle de tous les futurs bans rabbiniques, il a écrit lui-même que la promulgation de ces bans n'est pas étrangère au souci de la perte financière du premier éditeur (tel que le rabbin Isserles le suggère). Plutôt,il écrit :
“Si nous ne fermions pas la porte aux autres éditeurs [i.e. interdit de la compétition], qui serait assez fou [pour publier des livres religieux] et risquer de la sorte une perte financière importante [lit. une perte de plusieurs milliers] ? La publication [d'ouvrages religieux juifs] cesserait, que D-ieu nous préserve, et [l'étude] de la Tora s'en trouverait affaiblie. Par conséquent, pour le bénéfice du peuple juif et au nom de la glorification de la Tora, nos anciens Sages ont promulgué…” (Responsa 'Hatam Sofer, vol. 6, 57.)
Cela nous apprend que l'objectif de la première loi de protection des droits d'éditeurs ne visait pas la viabilité commerciale de ce type d'entreprise. Plutôt, cette loi correspondait à la volonté de promouvoir et de perpétuer la Tora.
Cependant, le rabbin Mordékhaï Benet (Responsa Parachath Mordékhaï, 'Hochen veMichpath, 7 & 8) est en désaccord avec ces interdictions rabbiniques ; son désaccord se fonde sur des raisons théoriques, aussi bien que techniques.
Au niveau théorique, le rabbin Benet estime que les intérêts de la nation juive et de sa Tora seraient mieux servis dans un système économique ouvert, en l'absence de contraintes extérieures, quand bien même rabbiniques. Une compétition totalement libre permettrait d'obtenir en fin de compte un environnement économique qui serait bien plus favorable au consommateur (i.e. l'étudiant de textes sacrés). Accorder des monopoles aux éditeurs permettra seulement de faire monter le prix des œuvres rabbiniques et conséquemment, d'asphyxier l'étude de la Tora.
Les objections du rabbin Benet s'adressent également à l'aspect technique de la loi. De fait, selon la loi juive, un ban revêt sont aspect contraignant uniquement s'il a été prononcé d'une façon orale. Ainsi, un ban écrit dans la préface d'un livre ne peut être considéré comme valide. De plus, un ban est contraignant uniquement pour les personnes qui vivent dans le territoire de juridiction des signataires du ban. C'est pour cela que le rabbin Benet estime qu'un rabbin qui déclare un ban universel sur l'achat ou la vente d'ouvrages religieux a outrepassé ses limites.
Pour ces deux raisons, le rabbin Benet est d'avis que ce style d'interdiction est invalide.
Le rabbin Moché Sofer (Responsa 'Hatam Sofer, 'Hochen veMichpath, 79, vol. 6, 59) conteste le raisonnement du rabbin Benet. Selon lui, un ban sous forme écrite est exécutoire ; à cet effet, il cite la coutume ancestrale du 'herem (ban). L'histoire démontre en effet qu'un ban peut être mis en pratique sur l'ensemble du peuple juif, même sur les personnes qui vivent à l'extérieur de la sphère d'influence des signataires du dit ban.
En conclusion, nous sommes mis devant un défi : quel raisonnement adopter et sur quelles bases ? Devons-nous tous nous sentir liés aux interdictions décrites ci-dessus ou devons-nous les considérer contraignantes seulement si elles ont été rédigées par des autorités rabbiniques desquelles nous dépendons.
Face à une difficulté à prendre position pour un avis plutôt que l'autre, les autorités halakhiques ont généralement l'habitude de constater la pratique véritable de la nation juive. Selon cette approche, l'histoire semble avoir pris une positions claire : celle du rabbin Sofer qui justife la promulgation des interdictions. De fait, entre 1499 et 1850, 3 662 hasqamoth furent publiées et apposées aux livres et autres ouvrages religieux (Encyclopedia Judaica, vol. 7, p. 1454) !
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