Médire et se sentir responsable
Pour la tradition juive, il existe une responsabilité collective. La faute de certains entraîne le malheur de tous. Cette vision n’est pas contradictoire avec...
La médisance comme entrave au progrès
Comment obtenir la liberté religieuse et politique ? Comment mettre fin à la situation économique et sociable déplorable des juifs de Russie ? Cette question n’a cessé de tarauder le 'Hafetz 'Hayim, qui a tenté d’y répondre dans le strict cadre de la loi juive. La décision de faire venir le Messie et réaliser les temps messianiques est entre les mains de D-ieu, mais il est possible d’influer sur elle. Le comportement des juifs peut retarder ou accélérer le processus selon sa conformité à la Tora.
En particulier, l’existence ou non de la médisance au sein d’une communauté est – pour le 'Hafetz 'Hayim – critique. La médisance est une malédiction et l’expérience des événements funestes tels que l’épisode des explorateurs relaté dans le livre des Nombres montre à quel point la médisance retarderait la survenance de la libération messianique.
Suite à la médisance de 10 d’entre eux, les hébreux errèrent 40 ans dans le désert. Le Psaume 106 qu’il cite introduit une idée plus radicale encore : la médisance des hébreux sur la Terre d’Israël aurait amené D-ieu à décider dès ce moment là, de l’exil et la dispersion telle qu’elle existe suite à la destruction romaine du deuxième Temple, plus de 1000 ans après. Ainsi, l’épisode des explorateurs aurait eu des répercussions à très long terme et aurait amplifié la dureté de la Punition divine déclenchée initialement pour une autre raison.
La médisance aurait ainsi des conséquences directes à court terme mais également à moyen et long terme de façon indirecte, en se greffant sur une autre faute et en aggravant ses répercussions.
L’extension de la responsabilité
Cette question du temps dans les conséquences de la médisance permet de définir plus précisément la conception du 'Hafetz 'Hayim de la responsabilité. Celle-ci doit être analysée sur deux axes complémentaires : les générations successives et la collectivité juive.
Responsabilité individuelle
L’élection signifie responsabilité, comme nous l’avons vu. Celle-ci est d’abord individuelle et les fautes sont sanctionnées, dans la tradition rabbinique, par l’accès ou non de chacun au “monde à venir”. Il s’agit de la vie après la mort, qui représente l’une des croyances fondamentales du judaïsme. Le médisant sera sanctionné après sa mort selon sa conduite.
Cet aspect de la responsabilité est mentionné par le 'Hafetz 'Hayim mais sans qu’il y mette l’accent, par rapport aux autres aspects de la punition ou de la récompense pour ses actes.
Ceci est de toute évidence un choix délibéré car on trouve une sentence dans le Talmud qu’un érudit comme le 'Hafetz 'Hayim ne pouvait ignorer : “Rabbi Eleazar le Modaï a dit : 'Celui qui profane les choses saintes, qui ne respecte pas les fêtes religieuses, humilie son prochain en public ; qui refuse la circoncision, qui donne des interprétations de la Tora contraires à la halakha, même s’il tient dans sa main un rouleau de la Tora et a à son crédit de bonnes actions, il n’a pas part au “monde à venir”.
Or, la définition que donne le 'Hafetz 'Hayim de la médisance est justement “un propos qui humilie son prochain en public.” Il ne fait malgré tout pas le lien ici entre les deux explicitement et passe rapidement sur cette question.
La question de la punition dans le “monde à venir” est un élément mineur dans sa démarche de pensée. Il préfère insister sur les conséquences historiques.
En cela, le 'Hafetz 'Hayim se départit de la tradition du moussar et en particulier d’un des textes fondateurs d’Israël Salanter – “Epître du moussar ” (“Iggereth hamoussar ”) publié en 1858 – qui articule l’essentiel de son discours moral autour de la question du Châtiment divin après la mort et de la nécessité du respect des lois éthiques pour le minimiser. Les premières lignes du texte sont explicites à cet égard : “L’homme est libre par son imagination et contraint par sa raison."
Son imagination l’entraîne insidieusement sur la voie de son désir, sans qu’il ne craigne le futur inévitable, lorsque D-ieu le punira pour tous ses actes, et il sera châtié sévèrement, sans que personne ne puisse se substituer à lui. Lui seul récoltera le fruit de son péché. Celui-là même qui a commis la transgression et la faute, il en subira la punition.” Le ton du 'Hafetz 'Hayim est très différent, non pas quant à la question de la Punition divine pour les fautes et la nécessaire “crainte des Cieux”, mais quant à la façon dont justice sera faite.
Alors qu'Israël Salanter fait redouter le jugement après la mort, le 'Hafetz 'Hayim insiste sur les conséquences sur l’avenir du peuple juif et son bonheur futur. Alors qu’Israël Salanter introduit des conceptions psychologiques dans les questions de respect des lois éthiques, le 'Hafetz 'Hayim adopte un point davantage sociologique, politique et historique. Il est plus concerné par les équilibres à long terme et le devenir du peuple juif, tel qu’il existe depuis la révélation du Sinaï.
Le 'Hafetz 'Hayim est beaucoup plus traditionnel dans son argumentation qu’Israël Salanter, chez qui l’influence de la psychologie et de la pédagogie naissantes est manifeste.
Le 'Hafetz 'Hayim se place d’un point de vue normatif, ce que ne fait pas Israël Salanter. Ce dernier considère que la loi est connue et explicite sans qu’il soit besoin de revenir dessus. En revanche, il vise à obtenir le respect de la halakha par tout juif et ainsi, propose un modèle de fonctionnement du psychisme et des méthodes d’éducation propres à obtenir l’obéissance à la loi rabbinique. Le 'Hafetz 'Hayim s’inscrit en fait davantage dans la lignée les ouvrages médiévaux qu’il cite, tels que “Le livre des pieux” et “Les portes du repentir”.
Responsabilité d’une génération à l’autre
La punition de la médisance qui survient dans l’histoire, dans “ce monde-ci” pour reprendre l’expression talmudique, est l’expression de la punition collective et surtout de la responsabilité intergénérationnelle pour les fautes. (,,,) Pour le 'Hafetz 'Hayim, il va de soi que les fautes des pères se répercutent sur les enfants, ou plutôt que le peuple d’Israël est redevable des transgressions de ses ancêtres. Il bénéficie également de ses bonnes actions; ce thème est également très présent dans la littérature midrachique.
Il y eut en fait des Amoraïm qui tentèrent de répondre à la question : “Jusqu’à quand le mérite des pères opéra-t-il ?” Certains attribuent à Rabbi Hiyya l’opinion que le bénéfice du mérite ancestral cessa sous le règne de Yoahaz ; Chmouel (Samuel) dit qu’il continua jusqu’à l’époque d’Osée. Rabbi Yehochou'a ben Levi a dit 'jusqu’aux jours d’Elie' et Rabbi Yehouda a dit “jusqu’à l’époque d’Hézéquias”. C’est le point de vue de Rav Aha qui fut accepté, à savoir que 'le mérite des pères perdure à jamais', car 'D-ieu est un D-ieu miséricordieux… et Il n’oubliera pas l’Alliance de tes pères' (Deutéronome 4 :31).”
Le 'Hafetz 'Hayim s’inscrit dans cette conception du rapport à D-ieu, notamment lorsqu’il affirme la patience divine à l’égard d’Israël qui a abandonné la Tora.
Croyance en une liberté individuelle et un destin collectif
Pour la tradition juive, il existe une responsabilité collective. La faute de certains entraîne le malheur de tous. Cette vision n’est pas contradictoire avec celle de l’autonomie ou de la responsabilité individuelle. Elle ne fait que la compléter et se surajoute. Cette notion de responsabilité collective pose de nombreux problèmes moraux et logiques, il n’empêche, elle est présente et développée dans le Talmud puis les commentateurs rabbiniques ultérieurs.
Sur ce sujet, comme pour le précédent, les rabbins du Talmud n’ont eu de cesse de tenter de justifier ces conceptions extensives de la responsabilité. Le groupe social possède une identité et une responsabilité propre indépendante, quoique fortement liée, à celles de chacun de ses membres.
L’expression Klal Yisrael a pour fonction de nommer l’ensemble des juifs au niveau symbolique et en fait une entité propre, collectif des individus, doté d’une personnalité propre. Ainsi que le développe Ephraïm Urbach : L’élection fut celle d’un peuple entier et l’Alliance fut contractée à la condition que les Israélites seraient garants les uns des autres (Yisra’el Aravin ze la-ze) […] Israël est devenu une « nation une » en vertu de l’Alliance, et nul ne peut se réjouir lorsqu’une partie de la collectivité est châtiée ou affligée, contrairement à ce qui se produit parmi les autres peuples.
Ces derniers, même s’ils sont membres d’une même foi, n’est sont pas moins divisés en nationalités dressées les unes contre les autres. Cette responsabilité mutuelle entraîne le châtiment collectif, sans qu’aucune protestation ne soit possible […] car cette responsabilité collective ouvre la possibilité de la réparation et garantit le maintien de la relation particulière d’Israël à son Dieu. [… ]
La garantie mutuelle, qui entraîne le châtiment sur la totalité du peuple porteur de la responsabilité du péché, implique aussi la garantie qu’Israël retournera sur la voie de la rectitude et, du même coup, est une assurance du retour de la nation à son existence éternelle . Ainsi, Israël Méïr Kagan développe une vision sociologique, voire anthropologique du judaïsme. Pour lui, le peuple juif est un symboliquement et se définit par rapport à une constitution, la Tora et des ancêtres dont il descend en droite ligne : les patriarches.
Chaque membre du groupe, présent ou passé, est susceptible de répondre des actes de tout autre membre, présent ou passé.
À suivre…
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